Dans un entretien accordé voici quelques années au Matricule des Anges, Ismail Kadaré comparait la situation d’un écrivain placé sous le contrôle d’une dictature à celle « d’un homme contraint de creuser un tunnel sous son appartement afin de pouvoir en sortir ». L’Albanie totalitaire a vécu, l’ancien réfugié politique en France retourne désormais dans son pays d’origine quand bon lui semble et, sur le plan strictement littéraire, cela fait beau temps que notre géant des lettres européennes a été dispensé de toute besogne de terrassement pour quitter son domicile. Il est d’autant plus intéressant d’observer les effets de cette liberté de parole sur une prose jadis experte en messages codés et allusions à double ou triple fond que l’auteur du Général de l’armée morte a paradoxalement choisi de revenir aux temps révolus de la tyrannie pour son dernier roman.
Autour du couple des plus improbables que forment un Roméo candidat à l’émigration clandestine et une Juliette chargée par le pouvoir de séduire les fugitifs pour mieux les piéger, s’agite un ballet d’ombres familier aux lecteurs du maître albanais : le Guide suprême et ses sosies, quantité de bourreaux subalternes servant de rouages au mécanisme infernal qui finira par les broyer eux aussi, un vrai meurtre et un faux cadavre… Les changements les plus évidents affectent la langue même, laquelle s’essaie à des registres familiers, voire argotiques, et une approche plus directe du sexe : érotisme parfois très cru et forte présence de l’homosexualité, thème jadis tabou en raison des mœurs supposées du dictateur local, sans parler de la tendance volontiers machiste des sociétés balkaniques. Plus subtilement, l’ancienne dissidence météorologique, qui consistait à noyer sous la pluie les paysages littéraires pour s’opposer à l’optimisme de rigueur dans le réalisme socialiste, a cédé place à une angoisse solaire : « Depuis son arrivée, toutes les journées avaient été radieuses, mais cette matinée-là surpassait en beauté tout ce qu’elle avait connu. Elle était si limpide et resplendissante qu’on en ressentait une certaine anxiété. » Quoique situé durant la période communiste, Vie, jeu et mort de Lul Mazrek capture métaphoriquement un moment particulier de l’Albanie contemporaine, celui où les incertitudes de l’avenir démocratique se mêlent aux ombres inquiétantes du passé : la cité et le théâtre de Butrint, bâtis par les survivants de Troie, sont ici à la fois « des trésors du peuple albanais » mais aussi les lieux d’un crime contre l’humanité, espaces magnétiques et menaçants d’où peut renaître de ses cendres la tragédie antique en plein XXe siècle. De même, deux ministres de l’Intérieur cherchent successivement dans un passage de L’Iliade l’annonce de leur propre mort.
En définitive, le seul regret qu’inspire ce livre est de nature rétrospective. Dommage en effet qu’Ismail Kadaré ait si longtemps négligé Éros au profit de Thanatos, car il se révèle par moments dans ces pages un écrivain qu’on ne savait pas si inspiré quand il s’agit de parler du sentiment amoureux : « En s’éloignant, elle sentit qu’elle venait de se délester sur lui du fardeau et de la face sombre de la passion. Ce n’était pas pour rien qu’on disait que, dans la plupart des cas, vient toujours un temps où s’effectue l’inégal partage de l’amour : à l’un revenant sa part ténébreuse, ces tonnes de charbon à partir desquelles se cristallise le diamant, à l’autre la part lumineuse, le diamant même. »
Vie, jeu et mort
de Lul Mazrek
Ismail Kadaré
Traduit de l’albanais
par Tedi Papavrami
Fayard - 286 pages, 20 €
Domaine étranger Crime et sentiment
novembre 2002 | Le Matricule des Anges n°41
| par
Eric Naulleau
Qu’il convoque Homère ou Shakespeare, c’est toujours de l’ici et du maintenant de l’Albanie que parle inlassablement Ismail Kadaré. Même si l’angoisse devient solaire….
Un livre
Crime et sentiment
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°41
, novembre 2002.