Ou bien : voici un fragment autobiographique, d’une dizaine de pages -Gide, en 1907, approche de la quarantaine, et, ce soir d’été, avec d’autres notables, il fête l’élection de son ami Eugène Rouart « au conseil d’arrondissement » d’une bourgade du Sud-Est. Dîner, bal populaire avec « orchestre médiocre » mais « foule attrayante ». Les trois « estafettes bicyclistes de choix », en particulier, éveillent le désir. Gide, pourtant préalablement « passablement épuisé » par d’autres adolescents du « troupeau » de proies plus ou moins offertes, emmène dans sa chambre Ferdinand, 15 ans. « Un instant il put se méprendre, tout amusé : »c’est ça, on va se t[ailler] des p[ipes]« , dit-il. […] Je le retins dans son geste, peu vicieux moi-même, et répugnant à gâter par quelque vilain excès le souvenir qu’allait nous laisser à tous deux cette nuit. Je n’en ai pas connu de plus belle. » Ferdinand demeurera dans sa mémoire « le ramier », « parce que l’aventure de l’amour le faisait roucouler ».
Ou bien : voici une « petite nouvelle érotique », présentant « une initiation amoureuse » - « peut-elle encore nous émouvoir ? Certainement. » C’est qu’on y trouvera « une sensation de fraîcheur et de paix » -ainsi s’exprime Catherine Gide dans l’avant-propos, lui-même suivi d’une préface intitulée « Gide ou l’éternelle jeunesse » - l’édition offrant enfin une postface d’une trentaine de pages, de M. Walker, professeur à l’université de Sheffield, prend-on soin de préciser.
Curieux objet que ce livre, donc, curieuse entreprise éditoriale. Ces quelques pages inédites, encloses ainsi dans cette muraille de précautions, gloses et commentaires -s’agit-il simplement d’adoration littéraire, de scrupules universitaires ? ou bien n’assiste-t-on pas plutôt à une sorte de déminage dissimulé ? Gide serait redevenu inquiétant, scandaleux… nous devrions nous en réjouir, n’était la nécessité, ici camouflée, de passer sous les fourches caudines du Moralement Correct. La pédérastie de Gide est devenue pédophilie, l’intrigue -mince- de ce fragment pourrait à l’aventure -c’est malencontreux- se lire dans quelque compte-rendu d’audience d’un procès de cour d’assises. C’est que le vice -pas plus que la vertu- ne demeure fixe : si de nombreuses pages de Gide -particulièrement dans son Journal- témoignent du combat qu’il eut à mener contre la chair -de la défaite intime que constitue pour lui la masturbation, à l’excitation de la chasse érotique dont Madeleine Gide, une fois témoin par hasard, fut définitivement effrayée- jamais la question de sa préférence pour des adolescents, parfois très jeunes, ne le tourmenta particulièrement.
Enfin, et c’est l’essentiel, il y va ici de la littérature et de son irréductibilité, quoi qu’en pensent les Tartuffe plus ou moins bien intentionnés : ces amants bicyclistes, joyeux et consentants, qui s’offrent ainsi à défaut de trouver « ce qu’ils appelaient les gonzesses » préfigurent les ragazzi de Pasolini -et cette province française ressemble étrangement -fête populaire, hédonisme tranquille- au libre Maghreb de Goytisolo ou au Cuba d’Arenas. Et Gide, pour tenter de fixer cette nuit sensuelle et unique, le sortilège du plaisir partagé, fait jouer toute la gamme des euphémismes, des préciosités et des litotes de son écriture à la maîtrise inimitable. Chacun doit donc se confronter, seul à seul, à l’écrivain, dénuder ces pages de tout ce qui ici pudiquement veut les recouvrir, et les lire -car « il faut se dépêtrer tout seul dans le bazar des préceptes de morale » (lettre de Gide à Rouart, 5 septembre 1894).
Le Ramier
André Gide
Gallimard
70 pages, 9 €
Histoire littéraire L’immoraliste revient
janvier 2003 | Le Matricule des Anges n°42
| par
Thierry Cecille
André Gide serait-il devenu aujourd’hui si scandaleux ? La publication du Ramier, court texte inédit et charnel, s’accompagne d’un pudique arsenal de précautions.
Un livre
L’immoraliste revient
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°42
, janvier 2003.