Coincé, comme la Lettonie et la Lituanie, entre l’ex-URSS et la mer Baltique, l’Estonie est le plus petit et le plus septentrional des trois pays baltes. Indépendant depuis août 1991, son histoire -exception faite d’une parenthèse durant l’entre-deux-guerres- se résume à une perpétuelle sujétion sous différentes tutelles -danoise, allemande, suédoise et russe. Un pays de terres basses dont les habitants, à trop côtoyer l’injustice et le mépris, se sont faits de la vie et de leur place sur la terre une idée très modeste même si, aujourd’hui, ils sont avides de reconnaissance. Né en1941, Jaan Kaplinski, le principal poète estonien contemporain, a dès les années 1960 contribué à la renaissance littéraire de son pays. Refusant tout autant le totalitarisme communiste que les mirages de la société capitaliste, il est l’auteur de pièces de théâtre, de nouvelles fantastiques, d’essais, de traductions, dont celles de Gide et d’Alain Fournier. Sa poésie traduite dans près d’une vingtaine de langues était encore inconnue en France.
La courageuse édition bilingue du Désir de la poussière, en présentant sous forme anthologique des extraits de ses principaux recueils (de 1967 à 1995), permet donc de découvrir un poète attaché au niveau le plus humble, le plus familièrement offert, de l’expérience quotidienne. Ses images domestiques disent le quotidien en ses signes, énumèrent l’alphabet élémentaire du vivre. « Le temps goutte/ avec la sève de l’érable/ brûle avec la tige des haricots/ sur la terre bêchée du potager. »
Une manière de réverbérer la fadeur et l’éclat mêlés du très proche, de capter des relations vivantes, de rendre palpable la façon dont le temps s’use. Des recueils rythmés par les saisons, l’évocation d’instants où toute la vie semble s’être réfugiée, ou bien d’où il émane comme un vague parfum d’éternité. « Il n’y a ni passé ni futur ni présent/ à peine un peu de terre et d’herbe entre les instants/ le vent joue avec les cheveux blonds du petit/ dans la cour il y a une valise ouverte pleine de prunes/ bleues ».
Du temps décanté, un dépouillement, une nudité doublée d’un vrai sens de l’infini et d’une grande sensibilité à ce battement d’énigme qui fait le cœur de la sagesse taoïste. « Je suis né moi aussi d’un désir de poussière./ La poussière veut vivre./ La poussière veut danser, chanter ; veut des yeux, une bouche (…). / Elle veut pouvoir dire qu’elle aspire à la vie et à la lumière… »
D’où le tour méditatif de certains poèmes, le constat que « les feuilles des arbres/ et la lumière sont comme nous pleines de traces de l’infini ». Ce qui peut parfois générer une certaine mélancolie (« Aujourd’hui j’ai lavé les vitres/ et j’ai été triste longtemps : tout était soudain/ si proche, si visible, si présent/ que ma propre distance se remarquait davantage,/ de façon plus désespérée. ») ; ce qui n’empêche ni le doute, ni un sens aigu de la relativité très proche de la dérision. « Le matin on m’a présenté au président Mitterrand,/ le soir j’arrachais des orties et des mauvaises herbes/ autour des groseilliers ».
Du baptême blanc de la neige quand elle rencontre une autre neige au sable considéré comme l’ossuaire de l’infini, la poésie de Jaan Kaplinski avance entre ce qui en nous a faim de sens et le seuil de notre ciel intérieur. « La vérité n’existe pas et la vie/ n’est qu’un chemin ». Comme le poème. Un chemin qui ne va nulle part, un écho qui s’amplifie avant de disparaître dans le silence et la lumière.
Le Désir de la poussière
Jaan Kaplinski
Traduit de l’estonien
par Antoine Chalvain
Riveneuve - 144 pages, 16 €
Poésie Du familier à l’infini
mars 2003 | Le Matricule des Anges n°43
| par
Richard Blin
Un ensemble anthologique pour découvrir Jaan Kaplinski, le plus grand poète estonien vivant. La lumière à fleur d’être d’une voix de neige et d’éveil.
Un livre
Du familier à l’infini
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°43
, mars 2003.