Le 11 novembre 1991, Moze, un harki, se suicide dans un étang communal après avoir assisté aux cérémonies de commémoration de la Première Guerre mondiale. Courageusement, sa fille, Zahia Rahmani prend la plume pour témoigner d’une vie anéantie par la guerre d’Algérie et par l’attitude de l’État français envers ceux qui ont combattu pour lui. Honnis dans leur pays où ils sont considérés comme des traîtres, ignorés en France, les harkis ont dû vivre avec la honte. Moze fait partie de ces apatrides qui n’ont jamais obtenu ni justice ni reconnaissance : « Harki est sa peine, celle qui l’assigne ici, qui lui interdit l’ailleurs, ailleurs n’existant pas pour lui qui n’est là que par le pacte traître qui l’unit à ce pays-prison-de-son-père et à aucun autre ». Zahia Rahmani qui a vécu avec ce père traumatisé, cherche à faire tomber un tabou. Son témoignage, qui s’appuie sur un vécu caché, trouve son expression la plus achevée dans ce récit admirablement maîtrisé : l’émotion domptée, la douleur devenue verbe servent une cause qui les englobe toutes deux et les dépasse.
Une démarche farouche, pleine de verve et d’audace, mais qui ne supprime pas le doute de celle qui se confie : « J’embarrasse le puissant, ma résistance le freine. On fait de moi une chose bête et molle. Et moi je ne veux pas. Je suis en colère. Comment faire ? » La réponse est dans le livre même : utiliser l’écriture et le style comme l’artiste ses ciseaux à bois. Zahia Rahmani sculpte la langue selon sa volonté pour exprimer de manière personnelle un déchirement entre l’histoire officielle, incomplète, et la détresse de quelques-uns, passée inaperçue. Elle invite le lecteur à dépasser l’indifférence en prenant connaissance de ce qui a été tu. Moze agit comme un éveilleur de conscience. Une mission qui, pour être menée à bien, demande le concours de tous les trésors stylistiques de la langue et de la composition : strophes poétiques, monologues, digressions, conversations, inserts… Et ce que la langue française ne permet pas d’expliquer, l’auteur le fabrique avec des mots valise, chimères censées traduire l’indicible. Ainsi le « fils, de père-soldat-mort-faux-français-traître » rejoint « l’ignoré-français-indigne-arabe » qu’il fallait « tuer symboliquement » et qui s’est donné la mort.
Un chapitre entier sur une confrontation entre Zahia Rahmani et une Commission nationale de réparation illustre l’achoppement de sa démarche. L’incompréhension entre la fille de harki qui a souffert toute son existence en ressentant le désespoir de son père et ses auditeurs est totale. De ce qu’elle a vécu, elle ne peut obtenir réparation. Tout juste peut-elle témoigner, inlassablement, avec cette force inépuisable qui soutient son œuvre, pour qu’enfin cette guerre qui n’a pas dit son nom, puisse prendre fin dans les esprits : « Je ne souhaite pas défendre Moze, mais je ne le soumettrai pas non plus au jugement des habitants de ce pays. Ils l’ont plus que condamné. Et puis qui doit pardonner ? Qu’ont-ils fait pour moi quand ils m’ont vu souffrir ? Devons-nous nous excuser auprès de ceux qui n’ont fait que nous mépriser ? » Mais le temps presse. Au fil des années, les témoins directs disparaissent, et Moze sera peut-être mort pour rien : « Les enfants de leurs enfants se rappelleront alors qu’ils venaient de là. Juste en souvenir et ils y passeront comme d’autres vont en Espagne ». Un cri de rage qui trouve sa place dans cet écrit engagé.
Moze
Zahia Rahmani
Sabine Wespieser
188 pages, 16 €
Domaine français Honni soit harki
mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44
| par
Franck Mannoni
Née en 1962, Zahia Rahmani prend la parole volée à son père pour dénoncer le sort des harkis, "une espèce d’homme", répudiés et trahis. Un réquisitoire comme un cri de rage.
Un livre
Honni soit harki
Par
Franck Mannoni
Le Matricule des Anges n°44
, mai 2003.