C’est dans une classe de troisième du lycée de Reims que tout a commencé, en 1922. Ils sont quatre, fous de Rimbaud, autant que soucieux d’absolu et de révolte : Roger Gilbert-Lecomte (« Rog-Jarl »), RenéDaumal (« Nathaniel »), Roger Vaillant (« François » ou « Dada »), Robert Meyrat (« Le Stryge »). Ces « Phrères simplistes », comme ils se surnomment, seront bientôt rejoints par Pierre Minet (« Phrère fluet »). Mariant la dérision au vent des gouffres, et la transgression aux expériences les plus radicales, ils rêvent d’une poésie capable de dire le monde dans sa totalité la plus mystérieusement vibrante. C’est à Paris, quelques années plus tard, que ces chevaliers d’un nouveau Graal poétique décident de fonder une revue, Le Grand Jeu. Quand paraîtra le premier numéro, en juin 1928, Meyrat n’est plus de la partie mais le groupe s’est étoffé avec les arrivées de Maurice Henry, d’Artür Harfaux, de Rolland de Renéville, d’Hendrik Cramer et du peintre Joseph Sima. Puis viendront Pierre Audard, André Delons, Monny de Boully.
De 1928 à 1932, trois numéros parurent, le quatrième en restant au stade des épreuves. En plein surréalisme, ils créèrent la sensation. C’est de la violence de cet impact que veut rendre compte l’anthologie que nous propose Zéno Bianu. « J’ai voulu mettre l’accent sur le Grand Jeu comme exercice d’une grâce collective, manifestant un courant mental particulier de l’histoire de l’art du XXe siècle. »
Organisée autour de six dominantes ayant chacune pour titre une phrase du Grand Jeu [« Etre éternel par refus de vouloir durer » (annonces et présentations du groupe) ; « Un besoin imminent de changer de plan » (la révolte comme « besoin de tout l’être ») ; « Je deviens l’universel, je ris » (l’humour comme outil métaphysique) ; « Est-il mort le secret perdu dans Atlantis ? » (la mémoire mythique du Grand Jeu) ; « Tout le corps de la femme est un vide à combler » (l’amour) ; « La Mort-dans-la-vie » (l’expérience des limites)], cette anthologie déroule la spirale d’ombre et de feu laissée par ce groupe d’avaleurs de Dieu1, de casseurs de dogmes, de partisans farouches d’une poésie « qui vous dresse, le cheveu hérissé et la gorge sèche, qui vous divise au diamant en vos parties constituantes, et vous rassemble en même temps en une flèche droit décochée à la vitesse où tout meurt en lumière, qui poigne, oriente, embrase et voue. »
Réfutant les fondements du rationalisme, (principes d’identité et de contradiction ; notion de causalité), le groupe prône la révolte et le renoncement. « Rejeter sans cesse toutes les béquilles des espoirs, briser toutes les stables créations des serments, tourmenter sans cesse chacun de ses désirs et n’être jamais assuré de la victoire, tel est le dur et sûr chemin du renoncement » (Daumal). Il s’agit de s’affranchir de tous les déterminismes, de se libérer de tous les attachements, de toutes les servitudes mentales, d’abattre les idoles du Vrai, du Bien, du Beau, de transcender « tout ce qui fait la pseudo-réalité sur laquelle s’appuient encore les cerveaux hydrocéphales de quelques retardataires ». L’idée est que là où s’arrête la raison commence un autre entendement. Puisque « des millénaires d’expérience ont appris à l’homme qu’il n’y a pas de solution rationnelle au problème de la vie », il faut faire le vide en soi, s’en retourner « aux sources de cristal des merveilles du vide ». Révolte totale qui englobe jusqu’à celle de l’individu contre lui-même. À cet égard, tous les moyens sont légitimes : drogues, dépersonnalisation, auto-hypnotisme, asphyxie, troubles vasculaires… Vertigineuse ascèse qui, niant tous les dualismes, veut développer des perceptions extra-sensorielles capables de rapprocher l’homme de ses origines et de cet en deçà de l’être qu’on aurait pu croire à jamais disparu ou inaccessible.
Cet Éveil, cet élargissement du champ de la conscience peut seul permettre l’accès à la Révélation, à la voie de l’Absolu, qui est l’Un. Le Grand Jeu consiste donc à réaliser l’identité du monde subjectif et du monde objectif en supprimant toutes les oppositions entre l’âme et le corps, le visible et l’invisible, l’esprit et la matière. Combat qui concerne l’être tout entier, vise « l’omniscience immédiate », passe par la douloureuse mise en acte d’une « métaphysique expérimentale » mobilisant toutes les facultés de l’être au profit d’une connaissance dépassant le connaître même. La Voyance relève de cette contemplation métaphysique de l’inconnu et de cette quête de la Parole absolue. « Je ne reconnaîtrai jamais le droit d’écrire ou de peindre qu’à des voyants, écrit Roger Gilbert-Lecomte. C’est-à-dire à des hommes parfaitement conscients et désespérés qui ont reçu le mot d’ordre »Révélation-Révolution« , des hommes qui n’acceptent pas, dressés contre tout, et qui, lorsqu’ils cherchent l’issue, savent pertinemment qu’ils ne la trouveront pas dans les limites de l’humain ».
Parce qu’il leur était devenu évident que cette connaissance était le reflet de la Création, les membres du Grand Jeu ont systématisé « la stupeur d’être » et le culte d’un mysticisme sauvage. Leurs textes, leurs poèmes naissent des cendres mêmes du grand feu de joie qu’ils alimentent à l’aide des « sarcophages pourris où nous achevons de nous civiliser ». Du jeu de mots qui dénude le langage jusqu’au squelette -« Et je ris du grand rire en trou noir de la mort » (R. G.-L.)- en passant par toutes les façons d’éclairer le point de jonction du vide, du mot et de la mort, les poètes du Grand Jeu auront toujours fait preuve d’une effroyable lucidité. Engageant jusqu’à leur existence dans l’aventure, jouant leur vie avec des mots, ils tentèrent le tout pour le Tout. C’est que, « primitif, sauvage, antique, réaliste », le Grand Jeu était aussi un « jeu de hasard, c’est-à-dire d’adresse, ou mieux de grâce. (…) Avoir la grâce est une question d’attitude et de talisman. Rechercher l’attitude favorable et le signe qui force les mondes est notre but ». Mais, seuls, Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal -tout en choisissant progressivement des modes opposés de le vivre- poursuivront finalement le Grand Jeu jusqu’au bout. Daumal en recherchant la Parole unique dans les livres sacrés de l’Inde, et dans les reflets du Contre-ciel. Gilbert-Lecomte jusqu’à en devenir transparent, et ce, au fil d’une terrible expérience anticipée de la mort. Rimbaud est mort à trente-sept ans, Gilbert-Lecomte et Daumal à trente-six ans. Puisse cette anthologie rendre contagieuse la douloureuse beauté de cette aventure poétique aux limites de l’humain.
Les PoÈtes du Grand Jeu
Présentation et choix
de Zéno Bianu
Poésie/Gallimard
416 pages, 8,60 €
1 Dieu, ce « Désir Imbécile d’Eclairage Universel » (Daumal)
Poésie Un diamant noir
mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44
| par
Richard Blin
Ardents, insoumis, désespérés, quelques jeunes gens voulurent incarner la poésie en sortant Le Grand Jeu. Ils en firent l’emblème d’une revue dont une anthologie nous repropose le meilleur.
Un livre
Un diamant noir
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°44
, mai 2003.