D’abord, il y a ces films d’archives qui nous sautent à la mémoire. Des vagues de bombardiers cinglent dans le ciel d’Europe, direction l’Allemagne nazie. Sifflements des bombes, hurlements des sirènes, tirs de DCA. Hambourg, Berlin, Dresde. Ces images, on croyait les connaître par cœur. Du cinéma au JT, jamais repus. Et pourtant… Quand on referme le livre de Gert Ledig, le silence, soudain, devient assourdissant. Une heure et neuf minutes. L’action de ce roman apocalyptique n’aura duré qu’une heure et neuf minutes. Le temps d’une attaque aérienne américaine sur une ville d’Allemagne.
« 13 h 01, heure d’Europe centrale. Lorsque la première bombe tomba, le souffle projeta des enfants morts contre le mur. Ils avaient été asphyxiés l’avant-veille dans une cave. On les avait mis au cimetière parce que les pères combattaient sur le front et qu’il fallait chercher les mères. On n’en trouva qu’une. Mais écrasée sous les décombres. Les représailles ressemblaient à cela. » Une jeune fille dans une cave ; un lieutenant de la DCA et ses recrues tout juste sorties du lycée ; un couple qui attend la mort, leurs fils fauchés quelque part sur le front ; un médecin fanatique ; une radio qui refuse d’annoncer la mort de son fils à une mère ; un soldat américain qui tombe lentement dans le feu, pendu à son parachute… Des corps en sursis, terrorisés, s’ébattant au seuil de la folie, à peine retenus par un dernier lambeau d’humanité. Leurs histoires se mêlent et interfèrent, entrecoupées de courts chapitres en italique qui laissent entendre leur voix. « Moi, Maria Erika Weinert… « , » Moi, Alfred Rainer… « , » Chère maman, aujourd’hui, jour de mon vingtième anniversaire… » Ils disent des hommes et des femmes au cœur de l’enfer, ni héros ni lâches, des hommes, rien que des hommes, chairs, cœurs et cartilages. « Dans le pré, ils se tenaient enlacés comme des frères. Ils voulaient marcher bras dessus bras dessous. Quelque chose siffla… Les déchiqueta sur place. La chair se détacha des os. Une seconde plus tard, à l’endroit où ils se tenaient s’était creusé un entonnoir béant. Leur sang ne s’infiltra pas dans la terre mais se pulvérisa. Nicolaï Petrovitch se retourna. Il vit tout. Et continua. » La phrase est sobre, clinique, les mots d’une banalité atterrante : « enlacés « , » frères « , » bras « , » siffler « , » détacher ». Pourtant, sous la plume de Gert Ledig, ils se teintent d’effroi, comme si, mélangés et replacés dans un ordre improbable, ils avaient perdu tout sens commun pour donner naissance à des visions d’horreur.
Plus qu’un romancier, Gert Ledig est un témoin. Son best-seller, Les Orgues de Staline, publié en 1955, porte sur ses années de guerre en France et à Leningrad. Sous les bombes, publié l’année suivante et dont le titre original, Vergeltung, signifie représailles, reçut, lui, un accueil beaucoup plus mitigé. En 1957, c’est Le Droit du plus fort. Ensuite, le silence. Jusqu’à la réédition en Allemagne en 1999, l’année de sa mort, de ce texte hallucinant, d’une violence brute, vertigineuse, qui semble ne devoir épargner personne. La radioscopie d’un acte de terrorisme à peine dissimulé sous les oripeaux de la guerre, et dont l’ignominie persiste encore aujourd’hui, à peine masquée sous les images vert fluo diffusées par le Pentagone.
Sous les bombes
Gert Ledig
Traduit de l’allemand
par Cécile Wajsbrot
Zulma - 224 pages, 15 €
Domaine étranger Orage d’acier
septembre 2003 | Le Matricule des Anges n°46
| par
Anne Riera
Après les frappes sourdes de ces derniers mois, le roman de Gert Ledig rappelle une vérité crue, celle d’un bombardement.
Un livre
Orage d’acier
Par
Anne Riera
Le Matricule des Anges n°46
, septembre 2003.