Paradoxalement, alors que Pasolini sembla par essence, et se revendiqua, scandaleux celui même par qui le scandale arrive, jusque et y compris dans sa mort la dimension autobiographique demeura, dans son œuvre, assez discrète. Quasiment absente si l’on excepte le prologue et l’épilogue de son Œdipe roi, ou le choix de sa mère pour jouer Marie dans son Évangile selon saint Matthieu de son travail cinématographique, elle prit, dans sa poésie, une forme essentiellement métaphorique. Il fallut attendre, pour avoir accès à ce que fut son existence intime, la publication posthume de son énorme, complexe et inachevé Pétrole ou de textes plus anciens. Ainsi ces deux récits osent-ils, chacun à sa manière, le même aveu : son amour des garçons, adolescents sur l’indécise frontière et c’est leur beauté fragile entre l’enfance rieuse et l’âge adulte qui viendra, insidieusement ou brutalement, les défigurer.
Ces deux textes furent sans doute écrits aux alentours de la funeste année 1949 : Pasolini, depuis plusieurs années instituteur, aux côtés de sa mère, dans de petits villages du Frioul, est dénoncé pour cette homosexualité, exclu de son poste, renié par le Parti communiste auquel il avait adhéré quelques années auparavant et devra fuir pour Rome. C’est précisément là le paysage et l’atmosphère de ces récits : un monde virgilien, de paysans frustes mais honnêtes, pendant la dernière année de la guerre et celles qui suivirent. La sensualité baigne ce paradis qui sera perdu : les senteurs de l’été, les frondaisons des arbres dans le vent, les teintes changeantes de l’horizon infini de la plaine, les baignades dans le fleuve, les bals du dimanche tel est le cadre, telles sont les scènes que viennent hanter les garçons désirés, leurs visages rayonnants, leurs corps brûlants. Leur innocence fait d’eux des « anges distraits » à qui Pasolini vole sourires, baisers et étreintes fugitives. Bien sûr nous devons éviter l’anachronisme moral, ou plutôt y réfléchir la question qui se pose à lui n’est pas celle de l’actuelle pédophilie : sa préoccupation est d’un autre ordre, il l’appelle « impureté ». Il souffre et jouit des affres du désir non partagé, de la préoccupation permanente du péché mais d’une sorte de péché païen, c’est-à-dire avant tout de la perte de l’innocence la leur et la sienne. Il rêve d’amours idylliques, sans blessure et sans faute qu’il sait impossibles.
À la richesse de ces peintures, à l’émotion qui sourd, s’ajoute l’intérêt plus proprement esthétique de découvrir ici, sur un objet commun, deux tentatives formelles différentes que rend parfaitement l’habituelle précision de la traduction de René de Ceccatty. Actes impurs hésite, à la première personne, entre la confession rétrospective et le journal intime, avec une sorte d’acuité gidienne : l’analyse psychologique pénètre aussi bien cette sorte d’auto-apitoiement qui le conduira jusqu’au désir de suicide, que la « nostalgie de religiosité paysanne » qui gauchit quelques-uns de ses sentiments. La narration mêle parfaitement des éléments presque naturalistes, qui permettent une peinture précise de la situation socio-économique de cette paysannerie, à des ellipses grâce auxquelles les scènes conservent une dimension fantasmatique. Quant à Amado mio, plus travaillé, sous le signe parfois au risque d’une certaine préciosité de Cavafy et de Proust, il semble avoir été la première tentative romanesque de Pasolini, sur la voie encore hésitante qui le mènera aux chefs-d’œuvre romains, à partir des Ragazzi.
Actes impurs
suivi de Amado mio
Pier Paolo Pasolini
Traduits de l’italien
par René de Ceccatty
Folio
304 pages, 4,60 €
Domaine étranger La chair du péché
septembre 2003 | Le Matricule des Anges n°46
| par
Thierry Cecille
Posthumes, deux récits ressuscitent avec émotion ce que Pasolini nommera lui-même « la meilleure jeunesse ». Impossible innocence.
Un livre
La chair du péché
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°46
, septembre 2003.