Cela commence en 842, où les Serments de Strasbourg découpent un territoire national en même temps qu’ils créent notre langue, et cela s’achève en 1980, lorsqu’un « grand bourgeois conservateur imbu de ses privilèges de classe », président de la République, vient se recueillir devant la dépouille de Sartre, prosateur mondialement célèbre. C’est qu’ici l’écrivain jouit d’un statut tout particulier, et que la langue constitue une véritable affaire d’État : pour s’en assurer, on peut arpenter au hasard Le Pays de la littérature, où la finesse des analyses surprend toujours. Il n’est pas interdit de parler de vulgarisation (chaque « leçon » se clôt sur une bibliographie), si ce n’est que le mot risque de masquer combien l’acuité de l’écriture apporte à certains acquis de la critique universitaire. Pour en juger, deux coups de sonde dans le passé :
« 1605 : Malherbe édicte ses lois ». Que disent les manuels ? Que ce gentilhomme normand devint poète officiel, qu’il chanta l’ordre et la raison ; surtout, et c’est son principal titre devant la postérité, qu’il entreprit, glacial, de corriger la langue, en censurant sans trêve tout ce qui sonnait bas, populaire, archaïque, prosaïque, paysan, bizarre. Lepape n’en reste pas là : il remarque que François de Malherbe fut tôt « plongé dans la mort ». Il avait perdu deux enfants ; il avait quasiment perdu tous les siens dans les guerres de religion, flots de sang qui noyèrent la Renaissance et son effervescence de mots. Sans doute s’est-il agi pour lui, alors, de « refouler » ces mêmes mots « à l’intérieur de la gorge ». « Le prix de la consolation et de la survie, c’est la disparition de soi sous l’empire de la raison. Pour trouver la paix, Malherbe sacrifie (…) la liberté, l’invention, le pluralisme, l’expression spontanée des émotions » : belle idée, qui donne au classicisme épuré des airs de mort douce comme une vaste et nécessaire anesthésie.
« 1697 : disgrâce et exil de Fénelon ». Ce que disent les manuels : cet aristocrate périgourdin croit bon de critiquer la politique du roi, alors même qu’il a pour charge d’en éduquer les petits-fils. On va le remettre au pas, en prenant pour prétexte sa sympathie pour le courant mystique, bien évidemment suspect puisque reposant sur une relation individuelle. Garant de l’orthodoxie religieuse, Bossuet obtient que la carrière de Fénelon soit brisée. Ce dernier a-t-il alors perdu la partie ? Pas vraiment, rectifie Lepape. Car Fénelon fera publier le Télémaque un roman, mais aussi une critique voilée de la société française et de son monarque tout-puissant. Bossuet a voulu « éliminer la dernière poche de résistance à la dictature absolutiste : le domaine du for intérieur, du non-dit, de la conviction intime, de la pensée privée » ; or Télémaque inaugure une réponse à cette « exigence tyrannique de publicité » : « Dire pour cacher, imaginer pour révéler, créer un discours qui échappe aux mécanismes de l’aveu ». Belle expression, qui constitue une possible définition de la littérature.
Il apparaît donc que l’essai, non content de dépoussiérer l’histoire littéraire, permet encore d’envisager le champ contemporain. Quantité d’anecdotes, nombre de rapprochements approfondissent le passé en même temps qu’ils éclairent le présent. À une bénigne question sur l’éducation des femmes, voilà que l’auteur des Liaisons dangereuses s’avise de répondre « Partout où il y a esclavage, il ne peut y avoir éducation » ; quant à Flaubert, il défend la moralité de Mme Bovary en prenant pour avocat un ex-ministre de l’Intérieur qui, en 1848, débarrassa Paris de sa « lèpre rouge » ; et, Mallarmé engageant à « mine(r) les substructions » de la cité, prêterait-il la main à son contemporain Marx ? La parole des auteurs n’est jamais envisagée indépendamment du monde où elle résonne ; en même temps, on ne saurait borner ici les analyses à quelque matérialisme étroit, Lepape maintenant la spécificité de la langue littéraire et la « croyance » en son ordre propre. En témoigne la peinture émouvante du vieux Sartre et de sa jeune garde maoïste, tous « bourgeois cultivés dans les meilleures écoles » qui haïssent la littérature comme ils « haïssent leur origine sociale avec laquelle elle se confond » et qui ne « peuvent laver ce péché originel qu’en se mettant modestement aux ordres du peuple ». Un péché dans lequel on se vautre, au fil de ces sept cents pages.
Le Pays
de la littérature
Pierre Lepape
Seuil
725 pages, 26 €
Essais Pierre Lepape, superprof
novembre 2003 | Le Matricule des Anges n°48
| par
Gilles Magniont
En 43 chapitres qui sont autant de leçons, l’essayiste donne à voir « la religion française de la littérature » et « son système symbolique, la langue ». Magistral.
Un livre
Pierre Lepape, superprof
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°48
, novembre 2003.