Appuyée par une dialectique imposante et rivée à une logique implacable, la pensée d’Edward Bond agit quasiment de manière organique. Comme une bactérie intellectuelle, elle se saisit de la question que les infortunés lui posent pour tirer un des nombreux fils de sa pelote. Pour un peu, avec une seule question, c’est toute La Trame cachée que le dramaturge remet au jour, dans un long monologue qui se génère lui-même. De son aveu, une question posée en d’autres lieux avait conduit à une réponse de… sept heures. Devenu homme public adulé du milieu théâtral français, notre homme n’a pas tant à nous consacrer. Mais on ne se refait pas : il faudra l’éjection de la première cassette vidéo pour le faire stopper sa réponse, une heure après la question, la première. Du coup, il devenait inutile de prétendre interviewer l’auteur de Sauvés. Il n’y avait plus qu’à contempler une pensée en marche, joueuse parfois, colérique quand devant elle se dressait le nom de Brecht. Il n’y a pas, vis-à-vis du dramaturge allemand, un rejet seulement esthétique. Bond se démène avec le fantôme de Brecht comme ses personnages peuvent le faire dans ses pièces : il s’agit d’un engagement vital.
Écrivain profondément moraliste, Edward Bond pense au-delà de la scène théâtrale. C’est vers le monde, et plus encore, vers l’humain que conduisent sa pensée aussi bien que ses écrits théoriques. L’urgence est là, dans un monde capable de se détruire, de trouver les moyens de devenir, enfin, humains. Si Lear n’était pas fou et s’il n’avait pas contribué aux ténèbres qui l’entourent, peut-être s’appellerait-il Bond. Enfant de la guerre, le dramaturge anglais est entré dans le monde avec déjà un bagage lourd de tragique. De quoi fourbir ses armes.
Dans La Trame cachée, vous évoquez les bombardements que vous avez subis de 5 ans à 11 ans, quelles images gardez-vous de la guerre ?
C’était le son. Je l’entends encore, si je veux l’écouter j’entends très précisément les bombes. Ce n’est pas comme dans un film. Ces bombes vont tomber sur quelqu’un. On se dit : « celle-là elle va me tomber dessus ». Parce qu’elles se mettaient à hurler. On se dit « ça ne pourra jamais être plus fort » et c’est encore plus fort, toujours, et on se dit que ça va traverser la fenêtre et ça explose dans la rue à côté. On allait recueillir les petits morceaux de ferraille pour les collectionner parce qu’ils avaient chacun leurs formes. Leurs bords pouvaient vous couper un doigt. Il y avait des bâtiments bombardés partout qu’on explorait, en grimpant sur les ruines. Il fallait faire attention parce qu’on n’avait pas le droit d’entrer dans ces maisons. Je me souviens très bien des maisons chirurgicalement coupées en deux, un placard contre un mur, la tapisserie et dessous un autre papier mural. Ce ne sont pas des images, elles ont toutes explosé avec les maisons… Peut-être qu’on survivra. On m’avait évacué de Londres quand les choses étaient tranquilles, durant « la fausse guerre »,...
Dossier
Edward Bond
Le problème d’être humain
janvier 2004 | Le Matricule des Anges n°49
| par
Thierry Guichard
Poser une question à Edward Bond c’est entrer à sa suite dans un dédale cent fois arpenté par l’écrivain. Au centre duquel gît l’idée d’humanité que le théâtre seul, pourrait ressusciter.