Avec son titre qui rappelle Beckett, Les Beaux Jours raconte une histoire fragile. Un fils, Franck, un père, un chenil brinquebalant, une tante, Claire aux mains nouées, un grand-père en « lutte pour passer l’hiver » et une région qu’on imagine loin de la mer, de la montagne, de la ville. Franck végète au lycée où sa tante enseigne. Rien ne retient son attention, à peine peut-être les filles, à peine son ami Zitto réincarnation bouseuse d’un James Dean de pacotille avec lequel il écume les « guinguettes bruyantes, (les) boîtes ringardes » et roule sur la « route nue et sans lumière ». Sa sœur reste hors champ, sa mère est un fantôme. Son père, depuis le divorce, vit seul avec ses chiens. Seul, c’est peu dire. Il se cadenasse dans sa solitude de taiseux et plus qu’à son tour, « montre le dos » à qui veut le saluer. Entre Franck et son père, il n’est guère de mots pour dire les liens du sang. Le fils aide le père à réparer le chenil, boit l’apéro avec lui et de même que l’un s’est affublé d’un Zitto, l’autre a élu Fabio pour compagnon de zinc. À croire que Godot est toujours attendu quelque part…
En fait, le roman raconte tout à la fois la solitude des membres d’une même famille à la dérive et l’aliénation imposée par la société. Franck est sommé de se choisir une voie de garage à ses études : l’armée s’offre comme une solution thérapeutique. Pour ses retards fréquents, son père, que la bouteille guette, a des comptes à rendre à un patron trouillard. Il conduit l’un des bus scolaires, un boulot obtenu grâce à sa sœur. Claire enseigne donc dans le même établissement et le lycée ne lui a pas permis, apparemment, de se trouver une vie sentimentale. Elle obéit aux obligations familiales : rendre visite au « vieux », prendre en charge l’avenir de Franck. Le grand-père est seul, et ritualise sa vie avec tous les bibelots du passé trouvés dans les brocantes. L’école, l’armée, le travail, la famille : l’univers est clos.
Le paysage lui-même s’est choisi une lumière de circonstance : « Il n’y avait pas de nuages, seulement une espèce de nappe grisâtre qui plombait les champs. Je me suis demandé depuis combien de temps nous nous étions accoutumés à cette couleur. »
Pour échapper à cet enlisement du quotidien, il faudrait à Franck un courage qu’il n’a pas. On ne dira rien de la seconde partie du roman où la tension, perceptible dès l’entame, trouvera peut-être une issue ou fera seulement claquer une porte…
Ce qui frappe, c’est qu’on cavale, dans ce roman à deux voix (le père et Franck alternent les points de vue). L’écriture donne une langue improbable au chauffeur de bus et au cancre : faite de subjonctifs élégants et d’élégantes formules, elle sonne littérairement juste et socialement faux. Ainsi, le père confronté à son patron qui le réprimande : « j’aurais dû passer de l’autre côté du bureau et lui expliquer brièvement que tout acte de parole pouvait se nuancer à l’infini, que l’ignorance de la subtilité des rapports humains avait ce pouvoir de les ternir, jusqu’à créer chez l’offensé une insurmontable envie de tout foutre par terre. » Cette distorsion, entre la vie des personnages et leur langage n’est certainement pas fortuite. Toute la beauté du roman y trouve sa source : cette langue désigne d’autant plus le gouffre au bord duquel Franck et son père font leur chemin. Que leur vie soit terne n’est rien : c’est la conscience qu’ils en ont, et qu’exprime magnifiquement cette prose, qui rend poignante leur situation. C’est bien parce qu’ils n’ont pas cette « ignorance de la subtilité » que la vie grise leur est une douleur. Heureux les ignorants…
Les Beaux Jours
Jean-Christophe Millois
Éditions de l’Olivier
188 pages, 15 €
Domaine français Heureux les ignorants
janvier 2004 | Le Matricule des Anges n°49
| par
Thierry Guichard
Jean-Christophe Millois égrène l’héritage familial d’hommes sensibles enfermés dans leur solitude. Subtil et poignant.
Un livre
Heureux les ignorants
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°49
, janvier 2004.