Morris Magellan est l’un de ces mornes traîne cravates que l’on croise à l’aube dans les trains de banlieue, menottés à des porte-documents lourds comme des menhirs. Dans la cellule de leurs bureaux compartimentés, que tentent de divertir des reproductions de Mondrian, des dossiers « Janv-Mars » et des graphiques allument de ternes feux d’artifice. Quelques secrétaires à bloc-notes fabriquent bien des courants d’air, de temps à autre, mais l’air est triste, irrespirable. Les gosiers s’assèchent. Cadre dirigeant de Biscuits Majestic S.A., en Ecosse, Morris, la trentaine racornie « Trente-cinq ans aujourd’hui, hourra. À la moitié déjà » s’abandonne à ses « journées-biscuits » dans le cellier de son bureau, son « piège à boue ». Pour ne pas lâcher la rampe, il s’agrippe à son meuble à dossiers, qui recèle le secours d’un verre, le répit d’une bouteille de cognac. « Un coup à boire pour dissiper la boue ». Une lampée comme une goulée d’air. L’alcool, le « solvant universel ».
Si la boue se dilue dans la rasade, si la lâcheté recule devant l’ivrognerie, la peur et le désespoir collent encore à ses semelles lorsqu’il rejoint sa femme Mary, qui subit sa déchéance avec « patience, pitié, compréhension », et ses enfants, Tom et Elise, ses « accusations ». La soif est la ligne de partage. « Il y a deux endroits seulement dans le monde : là où il y a de quoi boire, et là où il n’y a pas de quoi ». Les défaillances, la honte et l’humiliation, les tremblements, les hallucinations ici, c’est un bonhomme de neige qui nargue Morris dans la cuisine à l’heure des toasts, les serrures forcées pour arracher la bouteille incarcérée dans le meuble aux alcools, le flagrant délit de l’ivresse… Les larmes de l’alcoolisme au quotidien se répandent dans Le Son de ma voix, roman désespéré écrit par le poète écossais Ron Butlin. Des larmes qui submergent le lecteur, gagné par l’empathie, emporté par le flot de cette prose qui enveloppe la tragédie comme l’eau de l’océan cerne le noyé.
Portrait d’un homme « aux deux tiers détruit » (mais le dernier tiers s’écroule inexorablement), Le Son de ma voix parut en Ecosse en 1987, aux éditions Canongate avant d’être réédité, lorsqu’il fut épuisé, par Black Ace Books, une maison d’édition d’Arbroath en Ecosse. « Ce livre est un des romans majeurs de la Grande-Bretagne des années 1980, et je suis encore un peu étonné de la manière dont on l’a négligé », s’enthousiasma Irvine Welsh en 1997. Publié en préface de cette traduction française, son article (« Un grand Écossais ») célèbre ce millésime éditorial. « Le livre de Butlin était peut-être trop en avance pour les années 1980. Sa critique opiniâtre, même si elle est implicite, d’une époque spirituellement vide, socialement conformiste, est bien plus dérangeante que de nombreuses œuvres de fiction plus célèbres et ouvertement polémiques que l’Ecosse produisit à cette époque ». Le procédé de narration adopté par Butlin (Le Son de ma voix est écrit à la seconde personne du singulier), maîtrisé à la perfection, n’est pas étranger à cette exceptionnelle cuvée. À déguster.
Le Son de ma voix
Ron Butlin
Traduit de l’anglais
par Valérie Morlot
Quidam Éditeur
136 pages, 16 €
Domaine étranger Boulot-métro-goulot
mars 2004 | Le Matricule des Anges n°51
| par
Pascal Paillardet
Dans un roman désespéré, Ron Butlin dresse le portrait accablant d’un cadre désespéré qui se dilue dans l’alcool, le « solvant universel ».
Un livre
Boulot-métro-goulot
Par
Pascal Paillardet
Le Matricule des Anges n°51
, mars 2004.