On entend de ces dialogues, de-ci, de-là, dans ce qu’on appelle les actualités, qui nous laissent rêveur. Qui nous font souvent nous dire que si on les entendait, non pas là, au milieu de journal de vingt heures, mais au beau milieu d’une pièce de théâtre, ce ne pourrait qu’être que dans une œuvre inédite de Roland Topor, ou de Roland Dubillard, ou de Fernando Arrabal, ou de Jean-Michel Ribes. De la même façon, on se demanderait si on a bien compris, si ce qu’on a cru entendre est vraisemblable, ou si c’est terriblement drôle, ou évidemment drôlement terrible.
Les personnages, par exemple, ils seraient d’abord trois. On verrait venir sur scène une espèce de savant, un savant tout ce qu’il y aurait de plus courant, en blouse ouverte et à cheveux allant dans tous les sens, ensuite viendrait une sorte de dame ministre, une dame ministre tout ce qu’il y aurait de plus classique, en tailleur serré très distingué et arrangement capillaire impeccable. Enfin, un peu en retrait, on apercevrait un genre de journaliste, un journaliste tout ce qu’il y aurait de plus commun, en costume cravate, air gentil et sérieux, lunettes.
Le savant déclarerait qu’il voudrait que cessent les attaques systématiques contre l’intelligence que le gouvernement mène, et prendrait bien la peine d’aussitôt ajouter, ce savant, dans la foulée, qu’il ne s’agirait évidemment en aucun cas de prétendre qu’il y aurait d’un côté une corporation de gens intelligents face à une société qui ne le serait pas, mais que l’intelligence serait, avant tout, tel qu’il l’entendait lui, la faculté de tisser des liens et d’analyser des faits, autrement dit une des conditions du vivre ensemble.
Alors là, s’avancerait la femme ministre pour lui répondre, sans sourciller, que personne n’avait le monopole de l’intelligence.
Et là, contre toute attente, le journaliste présent n’aurait aucune réaction. Ne piperait mot. Ne ferait pas du tout remarquer à cette femme ministre que là n’était absolument pas la question, que jamais personne n’avait prétendu une telle chose, que pour quiconque ayant entendu ce que venait de dire le savant, et ayant un tant soit peu de jugement, il était bien évident qu’elle ne répondait pas du tout, mais tentait assez grossièrement de biaiser, et semblait même vouloir faire un plutôt hypocrite procès d’intention. Non, rien de tout cela, on verrait ce journaliste sourire, acquiescer, n’absolument pas demander, à la dame ministre, ce qu’à ce moment-là nous brûlerions d’envie de lui demander : est-ce que vous le faites exprès, madame, dites-nous, est-ce que vous avez vraiment un esprit à ce point confus, ou est-ce que vous misez sur le fait que ce sont les gens qui nous écoutent qui ont, eux, un esprit à ce point confus, est-ce que sérieusement vous pensez que vous pourrez jeter aussi grossièrement la confusion dans les esprits, en un mot, madame, dites-nous donc, là, très franchement, pendant qu’on y est, est-ce que présentement, intellectuellement parlant, vous êtes à fond, est-ce que vous ne pouvez vraiment pas penser mieux que ça, ou est-ce que vous prenez à ce point les gens pour des demeurés ? C’est que nous ne pouvons pas rester dans le doute, madame, comprenez-nous, non parce que, pour en revenir à votre piètre réponse, selon laquelle certains n’auraient pas le monopole de l’intelligence, ma foi, maintenant que nous vous entendons, c’est une question que l’on commencerait à sérieusement se poser.
Et puis, dans cette même pièce de théâtre mi-figue, mi-raisin, peu après on pourrait faire débouler sur scène un autre, qu’on appellerait le parlementaire chef de parti, qui se mettrait d’abord à répéter à qui voudrait l’entendre, et même à qui n’y tiendrait pas spécialement, que si les juges le condamnaient pour ses détournements d’argent, il se retirerait. Sur ce, les juges, accessoirement, viendraient se plaindre de pressions, d’intimidations, et quand même à la fin le condamneraient. Et lui, le voilà qui tranquillement resterait en poste, comme si de rien n’était. Et là encore, contre toute attente, le journaliste trouverait cela tout à fait normal, et même se mettrait à s’émouvoir du courage. On le verrait, ce journaliste, boire des yeux le parlementaire chef de parti, un peu comme si ce dernier était héroïque et pas du tout en train de perdre la face.
Et là-dessus pourrait arriver un paltoquet, avec une tête le félon plus vraie que nature. On le verrait qui, à un moment, se dresserait sur la pointe des pieds pour hurler au nez d’un jeune gueux que si un juge l’a condamné à de la prison ferme c’est forcément qu’il l’avait mérité. Et l’instant d’après, on le verrait très solennellement pérorer que si un juge a condamné son collègue et ami le parlementaire chef de parti, c’est forcément très injuste et très immérité. Et notre journaliste, toujours là, ne trouverait absolument rien à redire à ces deux affirmations rapprochées, ne lui viendrait absolument pas à l’idée de lui poser, au paltoquet, la question que nous aurions sur les lèvres : Et pourquoi donc, monsieur, les condamnations tombant sur les jeunes gueux sont-elles forcément méritées alors que les condamnations tombant sur vos amis parlementaires chefs de parti sont forcément injustes et imméritées ? Essayez de nous expliquer un peu cela, monsieur, on ne sait jamais, cela pourrait nous intéresser.
Oui, ce serait bien du Dubillard, du Topor, du Arrabal, du Ribes. Fantaisie subversive, comme on dit souvent, ou à la frontière de plusieurs genres. L’angoisse, c’est quand on se rendrait compte que, dans la salle, on serait le seul à rire.
Des plans sur la moquette Du Jean-Michel Ribes
avril 2004 | Le Matricule des Anges n°52
| par
Jacques Serena
Du Jean-Michel Ribes
Par
Jacques Serena
Le Matricule des Anges n°52
, avril 2004.