Pas encore 18 ans et une vie érotique fantasmée. C’est ainsi que nous apparaît Daniel, exilé dans son bled de Curuguazu, occupé à plumer des poulets huit heures par jour et à zapper sur le câble huit heures par nuit. Grâce à un branchement bricolé, il vole une avalanche de programmes, privilégiant bien sûr les chaînes pornos. Ce qui nous vaut une belle imitation du zapping dans une longue phrase aux scènes habilement entrechoquées.
Qui eût cru que ce puceau, ce fidèle du « show Sabrina Love », allait parmi des milliers d’anonymes, gagner une nuit avec la star du X ! S’en suit un voyage initiatique lors duquel l’opposition Buenos Aires/province n’est pas sans rappeler l’opposition Paris/province des Illusions perdues de Balzac. Trouver quelques pesos, risquer de se faire dépouiller, longer des campagnes inondées, faire du stop et se réveiller sous les sabots des vaches, traverser un fleuve en crue (métaphore du bouillonnement de ses désirs ?) ne sont pas ses moindres aventures…
Le lecteur s’amuse par-dessus l’épaule de cette jeune naïveté devant le bruit et la fureur de la ville, devant les abîmes de l’amour et de la sexualité qui se déchirent au fil des rencontres. Un camionneur grossier et froidement cynique, sinon réaliste, lui révèle les lois régissant les rapports humains : « C’est comme ça, mon petit, les courbes des femmes sont un hameçon. » Quant au parent qui l’héberge, il se révèle homosexuel et organisateur de fêtes costumées, délirantes et enfumées de marijuana, toutes choses impossibles à imaginer dans sa province natale.
Une nuit avec Sabrina Love est un agréable divertissement qui va plus loin qu’on pourrait le croire. L’éducation sexuelle avec la reine du porno à hauteur d’écran puis de lit se double d’une éducation sentimentale avec la jeune et douce Sofia… Sans toutefois qu’on puisse arbitrairement séparer sexe et sentiment, ambiguïté qui fait tout le prix de l’initiation. Bien gentille avec lui, Sabrina Love tient ses promesses sexuelles, même si elle doit retrouver « le visage qu’elle rangeait en pièces détachées au milieu des tubes de maquillage », même soumise aux volontés et aux coups du producteur de porno. L’envers du décor est sordide. Quant à Sofia, elle est d’autant plus vivante et vraie qu’elle lui avoue l’orgasme qui ont échangé…
Pedro Mairal est un nouvelliste parfois redoutable. Tôt ce matin est une prouesse de l’écriture, de la mémoire et du glissement du temps, au long des voyages en voiture de Buenos Aires à une maison de campagne que rasera la construction d’une autoroute. Enfant, jeune homme ou père divorcé, il emprunte la même route, ne changeant que de voiture au fil de l’évolution économique de la famille, changeant à peine de moi profond.
Amour et souvenir animent les nouvelles. Comme lorsque le jeune homme de « Sabrina Love » repasse près du lieu de l’accident qui tua ses parents. « Les héros » d’un accident d’autocar retrouvent dans la propriété de celui qui revint du coma, les débris du véhicule, changé en temple de son « Centre d’Éducation Spirituelle ». Qu’il s’agisse de tomber enceinte, d’entrevoir l’extase conjugale qui réveille les sensations du passé, ou la déception, l’amour emprunte de bien curieuses et mélancoliques voies. Jusqu’à ce que la dernière nouvelle du recueil, séduisante, terrifiante, offre sur le web la virginité d’une pusillanime jeune fille aux seins lourds qui se réfugiera dans la carapace de la virtualité et des caméras qui l’épient doucement.
Pedro Mairal
Une nuit avec
Sabrina Love
et Tôt ce matin
Traduits de l’argentin
par Françoise Prébois
Rivages, 132 et 156 pages,
12 € et 14,50 €
Domaine étranger Fureur argentine
mai 2004 | Le Matricule des Anges n°53
| par
Thierry Guinhut
Avec Pedro Mairal, romancier ou nouvelliste, l’amour emprunte de délirantes et mélancoliques voies.
Un livre
Fureur argentine
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°53
, mai 2004.