Le Secret des souffles dont nous parle Isabelle Baladine Howald est d’une logique presque testamentaire, dans tous les cas il est destiné à celui ou celle qui part et s’en va, passe, comme on dit, de l’autre côté. Ainsi l’apparente simplicité de ce titre, voire le cliché qu’il ne nie pas, condense et concentre quelques strates, quelques filiations, quelques généalogies, que le livre lui-même n’a aucun mal (mais discrètement) à révéler, là où Isabelle Baladine Howald en aura elle-même fait le tissage souterrain de sa propre voix. À commencer par la citation du poète allemand Trakl qui ouvre le livre : « Les monts, du mutisme, et la neige », et en laquelle c’est aussi tout le destin du poète Lenz, dont le récit éponyme de Büchner aura si magnifiquement narré la traversée montagnarde et hagarde, jusqu’à la perdition dans la neige.
C’est bien là toute une logique sans calcul qui aura fait écrire à Isabelle Howald (elle vit à Strasbourg) il y a vingt ans une Stèle pour Lenz et récemment Le 20 janvier (Atelier des grames). Cela, pour poursuivre l’anima, l’âme, le souffle de la voix, et jusque dans la lignée de l’expérience de Lenz, d’écrire encore : « Tout, privé de tout », et plus loin : « Fuyant à toute allure, laissant vêtements, meubles,/ portes d’armoires ouvertes, chaises renversées,/ peu importe/ En courant (…)/ course vers le nord, dans l’hiver ». Comment ne pas reconnaître dans ce nord-là, la référence à une expérience livrée exclusivement à elle-même, sans arrière-fond que son ossature maigre, la prononciation précaire au-dessus du vide d’une parole en cendre, brûlée. Dans Anima, la revue qu’elle dirigea chez l’éditeur Jacques Brémond, elle répondait déjà à cette question avec ce « dernier mot (…) qui se rapporte peut-être à la lumière pour les mourants ».
Nul Dieu, nulle raison, nulle justification de tout ordre, ici quelque chose est partagé de n’être soutenu par rien, sinon par la fuite en avant d’une expérience où le monde, l’homme dans le temps, a à être ce qu’il est. S’il ne faut pas confondre ce face à face à ce que nous sommes, avec une idée de résignation, ces quatre vers convoquent sans détour le sens profond que dessine le dialogue méditatif de Secret des souffles : « Du bas vers le bas/ De couché à couché./ Du noir vers le noir./ Toute ligne de jour fondue ». De cette dimension du corps couché, vivant, allant sa fatigue dans le sommeil, à celle où il se reposera à jamais, il n’y a que le trait tiré d’une horizontalité contrariée par la station verticale de l’homme : la seule qui lui permette de se lever et de se dresser face au soleil, voilé ou non, de ce nord-est, par exemple, puisque c’est la géographie mentale et physique de l’écrivain : « Tout l’Est, montagnes, plaines et steppes enchâssées de métal et éventrées, Mitteleuropa rêve de l’infini et ne connaît que perte et absence de noms ». Mais Isabelle Baladine Howald vous coupe la parole à ce moment-là, elle a le mot, non pas le dernier, mais celui qui vous renvoie encore ailleurs : « « un éblouissement et puis plus rien », m’a-t-il dit après être tombé ». C’est là ce à quoi sa poésie ne cesse de ramener : il s’agit d’une expérience par laquelle un éblouissement se vérifie dans notre finitude, dans le désir de se rendre au sol, littéralement et dans tous les sens. L’éthique de ce don, jusque dans la douleur (et le livre la nomme sans ciller et sans pathos aucun) de voir l’autre mourir, l’autre chuter sans éblouissement apparent, et seul, et inéluctablement, lui fera dire, magnifique de justesse et presque art poétique : « Ça ne s’écrit pas, ou pas du tout,/ et cependant nous l’écrivons,/ nous sachant irréparables. » Autre façon d’écrire encore.
Secret des souffles
Isabelle Baladine
Howald
Melville/Léo Scheer
72 pages, 11 €
Poésie Le souffle d’Anima
mai 2004 | Le Matricule des Anges n°53
| par
Emmanuel Laugier
Avec « Secret des souffles » Isabelle Baladine Howald touche le centre vide où la voix se transforme en élégie pudique.
Le souffle d’Anima
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°53
, mai 2004.