Pèlerinage et hommage écartés, reste la confrontation à l’image perdue envahissante sans cesse entrevue sur le visage d’un tiers, dans le reflet de soi, ressassée par ce désir de toujours lui adresser ses discours, ses pensées. Dans ce court recueil composé de deux nouvelles, Arnaud Cathrine articule deux disparitions, deux pertes et leur cortège de faux-semblants, d’histoires que l’on raconte que l’on se raconte dans ces lieux d’errance où s’entrechoquent souvenirs et futur impensé. Exercices de deuil n’est pas à proprement parler un cheminement, à moins d’accepter que le cercle puisse en être un. Et c’est bien la force de ces récits d’évaser les cercles fermés, obsédant, les circuits en vase clos qui enserrent les personnages.
De la première nouvelle, « Potsdamer Platz », émane un espace entr’ouvert, la spirale de l’absence devient cône, imperceptiblement, comme une fumée de cigarette, comme celles que Kaspar avait l’habitude de partager avec Roman, rituel figé par l’image du disparu, impossible à vivre de nouveau avec Renaud ou d’autres. Avec ceux qui suivent. « Je me demande si je t’ai remplacé. Parce que oui, je t’ai remplacé. Mais est-ce que ça se dit comme ça au moins ? ». Le disparu est un voleur de temps ; les projets, la présence à l’autre, aux autres, à ceux qui sont restés se vivent dans l’entre-deux. Se vivent si peu. Au point de se diluer : perdre l’autre, c’est aussi se perdre de vue, devenir étranger à soi-même. Et s’enfoncer dans l’entaille creusée entre la fuite face aux tombes et la surdité à l’appel du monde : « Les tombes sont faites pour nous arracher des larmes dont nous ne serions pas capables autrement ; on ne devrait jamais se pencher sur les tombes. J’ai fait disparaître tout ce qui me rappellerait toi vêtements, livres et photos, j’ai fui la petite chambre de Prenzlauer Berg pour ne pas avoir à habiter notre cimetière. Les tombes sont muettes, désespérantes de sécheresse, comme toi. » Ne pas s’attendrir, à première vue, on se dit que résister serait un baume, la colère une arme.
Dans la seconde nouvelle, en miroir, « L’âge de raison » tâtonne, cherche sa chronologie. En rupture avec un milieu familial, conformiste et peu indulgent vis-à-vis de ses errements, Andrew hésite face à l’apprentissage de la solitude depuis qu’il se sait lié par l’injonction nietzschéenne : « Deviens ce que tu es ». Un rendez-vous avec soi-même qui, pour être impérieux, n’en reste pas moins improbable : « Contraint de « devenir moi-même », je me demande sans cesse ce qu’il m’est donné de devenir ici. Sinon eux. Qui n’ont réussi qu’à réussir. Je crains toujours de me voir condamné à n’être qu’un avorton, celui qui aura vu un chemin de traverse se profiler, mais n’aura pas su l’emprunter, puisque leur ombre partout me talonne et me retient au mollet. »
Avec une imparable rigueur, Arnaud Cathrine abat, à traits droits, simples, directs, les dernières défenses d’une pensée linéaire et volontariste. Le deuil et son exercice consistent à s’abandonner à tous les sens du terme au tourbillon qu’il engendre, à le laisser vaquer à son travail d’écartèlement. De cette ouverture surgit le mouvement, incertain, inabouti, mais déjà fertile. « Il ne faut pas s’arrêter, mais simplement s’en remettre à ce qui nous attend, devant, ces visages qui sortent de l’ombre et viennent nous habiter, quand certains disparus nous laissent croire que nous ne serons plus que désertés. »
Exercices de deuil, de Arnaud Cathrine
Verticales, « Minimales », 135 pages, 8 €
Domaine français La vie pour demain
juin 2004 | Le Matricule des Anges n°54
| par
Lucie Clair
Disparaître à soi-même, aux autres, où est la frontière, y en a-t-il une ? Arnaud Cathrine arpente les terres fragiles du deuil.
Un livre
La vie pour demain
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°54
, juin 2004.