D’accord, chère Nathalie Quintane, vous vous mettez au roman, au vrai roman, qui plus est au roman pour la jeunesse (même si vous avez raison de préciser qu’Antonia Bellivetti est destiné aux adultes). D’accord, le réalisme ici se fait social, le naturalisme plus vrai que nature. C’est entendu, Antonia, votre adolescente de banlieue n’échappe à aucun des clichés du genre, elle est en tant que telle un cliché (et la vie des clichés est creuse, c’est ce que raconte votre livre qui, précisément se termine pour Antonia par d’assommantes vacances anachroniques dans la Creuse, ce qui donne par exemple, page 136, un morceau de bravoure à la piscine ici on peut même encore dire la « pistoche » : vous imaginez Élise proposer à Kader un plongeon dans la « pistoche » du Loft ?). OK pour le roman, chère Nathalie Quintane, mais d’accord surtout pour ce que j’appellerais votre stratégie « anti calzone », votre cubisme romanesque. Je m’explique. De même que Clément Greenberg, dans Art et Culture, comparait le « Guernica » de Picasso à une scène de bataille exécutée sur un fronton qui serait passé sous un rouleau compresseur défectueux, de même votre roman, me semble-t-il, aplatit toutes boursouflures littéraires, tout effet d’illusion réaliste, toutes perspectives psychologisantes ou sociologisantes. C’est clair, le réel de la vie d’Antonia entre dans ce roman comme ce qui apparaît dans un tableau cubiste, dans ce même effet d’aplatissement, cette effectivité plane d’un romanesque aplati, cet effort pour remonter vers sa surface.
Ce n’est rien que de dire que la vie d’Antonia est plate, et c’est faux, car déjà sentimental : c’est une vie que le roman passe sous le rouleau compresseur de son humour parodique, mais jamais méchant, plutôt attendri (vous nous direz, Nathalie, quelle Antonia sommeille en vous ?). C’est une vie proprement « décalzonée », notamment par l’efficacité des quelques énumérations qui, accélérant le cours du récit, propulsent celui-ci dans l’énergie ironique de la liste. Une vie où par exemple, considérant dans la cave d’un immeuble un amoncellement de boîtes de bière et de papiers d’emballage (« le bleu des Bounty, le rouge du Coca, le jaune des Corona, le vert des Kro, le brun des brunes et les pastilles multicolores des M&M’s »), on en vient à se demander « de quelle couleur avait bien pu être le monde avant », échappant par là même, par le décalage de votre humour pince-sans-rire, à toute dimension tragique plaintive larmoyante.
D’accord donc, chère Nathalie Quintane, avec votre stratégie romanesque non romanesque, qui procure à la lecture, je dirais, une sorte de paix, de très grand calme, limite aphasique, dans cette sensation toujours très distanciée, cette façon de raconter l’histoire qui nous en libère, nous fait nous sentir, comme Antonia, quelque peu étranger à nous-même. Et chapeau pour la très belle page 58, qui suit ce magnifique moment de la page 57 où dans sa chambre la dite Antonia secoue sa tête sur Marilyn Manson en observant par sa fenêtre un balayeur en costume orange fluorescent ramasser un emballage de Kit Kat (c’est quoi, chez vous, Nathalie, cette récurrence de l’emballage vide, du packaging défait ?). Chapeau vraiment pour, dans cette page 58 donc, ce moment qui fait de nous, lecteur, un soudain spectateur du Loft, assistant à cette scène ahurissante, gros plan sur un détail qui, comme l’aurait dit Roland Barthes, fait signe vers un obtus, coin secret du sens, pleine existence du réel en son insignifiance, alors que se détachant du groupe, sous les regards effarés de Kader et Thomas, Élise se met à ramasser les mégots qui traînent sur la table autour du cendrier, absorbée sous nos yeux par ce jeu étrange…
Et que dire des nouilles molles de la grand-mère creusoise de la sœur d’Antonia ? Cette mollesse des dites nouilles en effet, ainsi que plein d’autres détails « débiles » dans votre roman (je pense bien sûr au « poème débile » qu’à la page 17 Antonia écrit en cours de français), cette « débilité » de votre roman, en quelque sorte, me plonge dans un sentiment d’idiotie qui, mille mercis, me prive de toute assurance critique, m’interdit toute lecture un tant soit peu littéraire ou « profonde ». Bref, cette mollesse de votre roman lui permet de s’aplatir en souplesse, son côté « nouille » lui fait un cubisme réellement mou, qui colle parfaitement à votre sujet, et dont je vous félicite.
Antonia Bellivetti de Nathalie Quintane, P.O.L, 158 pages, 14 €
Poésie Kit Kat
septembre 2004 | Le Matricule des Anges n°56
| par
Xavier Person
Roman cubiste nouille, « Antonia Bellivetti » de Nathalie Quintane propose une sorte de poétique de la débilité.
Un livre
Kit Kat
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°56
, septembre 2004.