Vestige d’un grand pays, un homme se met à délirer : « L’Amérique, c’est un mirage mouvant ! Vous, les jeunes, que savez-vous de la souffrance ? » Effectivement, toutes les figures décrites ici n’en « savent » rien à proprement parler, traversées qu’elles sont par une douleur pour l’essentiel brute et organique. Dans la banlieue ouvrière de Seattle, se tordent des bouts de vie qui ne sont que tourment : un barman au bout du rouleau, un homme qui s’accroche désespérément à un téléphone muet, un adolescent rongé par l’image d’un frère handicapé, un forcené plongeant de seize mètres avec un autobus, un couple dévasté par des scènes permanentes, etc. Rien à voir avec les peines de la belle âme. C’est le pauvre corps déglingué qui est livré « aux acupuncteurs et aux ostéopathes » comme aux spectacles pornographiques ou à la « métamphétamine cristallisée ». Le récit paraît lui-même souffrir : dialogues désarticulés, paragraphes éclatés, syntaxe écartelée, crudité extrême de la langue qui viennent brutaliser le lecteur. Mais à regarder de plus près, cette violence épidermique n’est-elle pas la ponctuation d’un calvaire plus obscur et plus déchirant encore, dont chaque station serait marquée par une lancinante formule : « Ça prend un temps fou pour arriver ». Quoi ? Le salut ? La mort ? Selon le narrateur, les personnages attendent tellement qu’ils ne savent plus ce qu’ils attendent. « Ils oublient même qu’ils attendent » et sans s’en rendre compte, perdent tout espoir.
À 27 ans, Matthew McIntosh, natif de Seattle, a facilement de quoi impressionner. Il y a la maîtrise des références, la facilité à mêler les registres, et mieux encore, le feu de l’inspiration. Dramatique, énigmatique voire ésotérique, son écriture a certes des accents apocalyptiques qui peuvent irriter ainsi telle reprise de l’épître de Jacques : « L’un de vous souffre-t-il ? Qu’il prie »… ; mais ces échos parviennent aussi à fasciner, comme lorsque le rythme septénaire de l’Apocalypse de Jean vient brillamment s’inscrire dans les sept grands moments du récit. À la fois dans l’esprit de Jean et dans la pure tradition de la littérature américaine, le plus puissant et le plus dérangeant à moins que ce soit le plus humoristique réside dans le lien permanent qui est fait entre grandiloquence du climat biblique et formes les plus triviales du quotidien : se télescopent la Révélation et le réconfort des pompiers. Et comme dans les films de série B, l’histoire de bruit et de fureur se résout, dans une étrange suavité, par un cool et incontournable ça va aller. Ou pour le dire en respectant la typographie expirante des dernières pages, singulière en même temps que désespérément banale :
« Ça va maintenant.
Ça va
Aller. »
Tout cela peut se dire en un mot, Well : titre du roman en même temps qu’happy end.
Well, de Matthew McIntosh
Traduit de l’américain par Philippe Aronson
Seuil, 286 pages, 19 €
Domaine étranger Jésus s’est arrêté à Seattle
septembre 2004 | Le Matricule des Anges n°56
| par
Gilles Magniont
L’Américain Matthew McIntosh nous plonge dans une apocalypse « violente et agressive ». Avec une pointe de fadeur.
Un livre
Jésus s’est arrêté à Seattle
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°56
, septembre 2004.