Dans L’Étal il est beaucoup question de tunnels, étroits comme des veines trop étroites pour contenir le sang qui y circule. Pas l’hémoglobine hollywoodienne et monochrome des séries Z et faits divers, mais notre sang, le vrai, organique, alimentaire, qui sent la chair fraîche puis la viande avariée, le sang qui appelle la vie, le sexe, la mort, le voyage. Le sang qui macule la planche à découper sur la couverture de L’Étal est indifféremment humain ou animal. Il est rouge. C’est le début de l’histoire.
Dans l’univers réfracté par Filip Forgeau, il y a un homme qui regarde couler le sang. Aux crochets des boucheries, à l’intérieur de ses artères, sur le corps de son ami mort, dans l’odeur de la ville, de ce « quartier des viandes » où il est né et qui le retient prisonnier, il voit rouge. « C’est quartier des viandes. C’est aussi rouge que le jour de ma naissance. Voir le jour dans le sang, ça donne envie de crier. Ça donne la rage et la gueulante pour le restant de ses jours. Ma vie est un gueuloir. Un dégueuloir. Un jour rouge. »
Les mots de Filip Forgeau se contorsionnent, se déploient en accordéon de papier tue-mouches sur l’air de « marabout-bout-de-ficelle », et gémissent une idée fixe en forme de comptine vicieuse et douloureuse. Plus que la vraie signification du sang, c’est sa puissance évocatrice, olfactive et visuelle, qui fonde et entretient l’obsession, en rapportant tout à tout ce rouge. La fascination est verbale, sonore, orale. Les échos s’entrechoquent, se provoquent, se bousculent pour se succéder. Il y a dans L’Étal, « texte errant sous forme de récit », une petite musique, empirique, entêtante, faite d’associations d’idées, d’idées en tête-à-queue et de mots en queue de poisson. Une invocation intuitive du sang, le sang qui coule, le sang qui passe, dans lequel se mêlent le terrible souvenir du père, le désir de la chair des femmes, l’impuissance devant la nudité du corps et des sentiments, devant les petites voix intérieures qui psalmodient sans trêve. « Je dois fouiller mes fins fonds. Me fouiller sous toutes mes formes. Me trouver est l’objet de ma recherche. Me retrouver. Mort ou vif. Wanted, sans récompense. C’est le prix de ma recherche. C’est un service que je dois me rendre. C’est un service. Je dois me rendre. Me rendre à moi-même. Pas me vomir, me rendre. Me rendre à l’évidence. Me rendre à l’évidence que je suis loin d’être rendu. »
Filip Forgeau s’attache à ce qui en l’être reste fragmentaire : l’identité devient copeaux, sciure enrobée de ce que qui au contraire demeure glissant, poisseux, mélange de sang, de sperme et de venin, de sang surtout. Ce parti pris d’un langage spiralé, exsangue, éructant parfois, poétique à la manière d’un Koltès en pleine hémorragie, ne le met pas à l’abri de certains écueils, glissements de sens un peu faciles, accumulations d’homonymies, qu’on lui pardonne volontiers, connaissant sa prédilection pour la mise en scène sonore du langage (Filip Forgeau est l’actuel directeur artistique de la Compagnie du Désordre). Pourtant, s’il tient le pari de la langue, il ne parvient pas à mêler son sang au nôtre. La transfusion reste imparfaite, peut-être parce que nous y sommes inconsciemment réfractaires, peut-être parce qu’elle ne nous fouette pas assez le sang, peut-être parce que le choix de l’obscénité poétique réclame une sincérité absolue, qui fait ici un peu défaut ; dans L’Étal il y a du sang, certes, par barriques. Il y a des veines, aussi. Il manque un pouls.
L’Étal, de Filip Forgeau
L’Amourier, 75 pages, 11 €
Domaine français Sous perfusion
novembre 2004 | Le Matricule des Anges n°58
| par
Camille Decisier
Hanté par le rouge, un homme fait d’étranges rencontres, vit de cruelles séparations. Un monologue obsessionnel et sanglant.
Un livre
Sous perfusion
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°58
, novembre 2004.