Si l’on inscrit souvent et à juste titre l’écrivain autrichien Franz Innerhofer dans la filiation de Thomas Bernhard et d’Elfriede Jelinek, c’est en raison de son regard acéré et sans concession porté à l’encontre de l’Autriche de l’après-guerre. Son dernier ouvrage, publié en 1977 et dont Evelyne Jacquelin nous offre la traduction pénétrante, vient clore le triptyque qui portait sur les années de formation de Franz Holl, né comme l’auteur de parents ouvriers près de Salzbourg et soumis dès le plus jeune âge à l’âpreté du « monde du travail », d’abord comme ouvrier agricole (De si belles années, 1977, Gallimard) puis comme ouvrier à l’usine (Côté ombre, éditions Laurence Teper, 2004).
Nous retrouvons cette fois-ci le héros, en plein milieu des années 60, qui tente d’échapper à l’ordre mutique et résigné de l’usine. Pétri de respect pour l’enseignement et la culture, Holl décide en effet de franchir le seuil du « monde de la parole » et, malgré « les stigmates de (ses) origines », de se mettre avec acharnement à l’apprentissage d’un savoir qu’il se figure libérateur. Mais il découvre bientôt, effaré, l’arbitraire d’une structure hiérarchisée et autoritaire, avec son lot de « victimes » de méthodes archaïques, d’intimidations et d’impostures. La démystification de ces institutions du savoir (les cours du soir puis l’université) est alors implacable. « Là où il avait présumé de l’intelligence », Holl ne voit qu’un lieu supplémentaire d’exploitation de l’homme par l’homme, une « machinerie » qui procède à son assujettissement en exerçant, à coups de « grands mots », une domination tout aussi efficace : « Dans sa première frayeur, lorsque les différents orateurs déversèrent leur savoir sur les auditeurs, (il) crut parfois se trouver sur un tapis mécanique réglé en position lente tandis que le savoir passait devant lui sur un tapis plus rapide ».
Le pire est surtout de réaliser combien cet univers théorique vit, calfeutré dans le confort de concepts desséchés et de bons sentiments totalement désincarnés. « Partout, ces pleurnicheries et ces gémissements sur l’égalité devant la loi, sur la liberté de naissance, sur l’État de droit et la démocratie. Mais ces mensonges étaient trop éloignés pour qu’aucun des ouvriers ait pu faire un rapprochement avec son existence grotesque. » Même la littérature qu’il dévore, à la recherche d’un livre (introuvable) « dans lequel se tramerait une gigantesque conspiration », semble toujours se faire l’écho de l’asservissement des faibles par les forts, et perpétuer un système bloqué dans ses « supercheries » et ses injustices. L’ironie cinglante du narrateur n’épargne pas non plus la rigidité du parti communiste, plus occupé à obtenir l’allégeance à des formules autorisées qu’à susciter un véritable esprit de résistance. Dans l’ordre infantilisant et abrutissant de l’usine, les ouvriers ne sont que des êtres corvéables et substituables à merci, s’y laissent « utilisés comme déchets (…) en silence et dans la crainte » au service du « seul produit fini prêt à être vendu ».
Au gré de son passage d’un monde à l’autre, les expériences du narrateur ne sont bientôt plus qu’une succession de situations d’aliénation psychologique et sociale, le rapport de forces étant le seul trait invariant de ces deux formes de « mise en tutelle ». Le rythme narratif de l’écriture, enragé, hargneux parfois, autant que cynique, traduit ce sentiment progressif d’enfermement et de « régression » dans une réalité si contraignante que Holl finit par n’y trouver « plus rien (…) à quoi il peut acquiescer ».
De fait, tout le récit est miné par la douloureuse prise de conscience de l’irréversibilité de l’origine. Avec, dans le même mouvement, la tentative furieuse de s’en séparer pour en rompre la répétition infernale. Ainsi, « transformé en prolétaire depuis l’enfance », Franz Holl incrimine, fustige, proteste contre ce que toujours l’homme fait subir à l’homme. Et subit les conséquences qu’il y a à vouloir s’émanciper, à devenir un « transfuge » : l’arrachement à un milieu fixe, la mauvaise conscience de s’éloigner de sa classe et surtout la crainte de la trahir.
Partagé entre l’amertume de renoncer (« Il pouvait changer, mais il ne pouvait pas faire un autre monde ») et l’espoir de retrouver « un sentiment perdu de communauté », le narrateur oscille sans cesse. Certes, il y a bien ce désir d’écriture qu’il formule à plusieurs reprises et qui apparaît comme la seule issue pour entamer le pouvoir jusque dans ses aspects les plus insidieux. Écrire un livre qui ne reste pas « pesamment en arrière de la réalité, comme une charrue que celle-ci aurait en remorque » et qui rehausse l’individualité réduite, annulée par l’inertie accablante de la société… Mais il reste tout autant la tentation de se poser en « homme fini, tout simplement fini, une fois pour toutes » celle à laquelle, dans un geste ultime de désespérance, Franz Innerhofer a cédé un jour de 2002.
Les Grands Mots, de Franz Innerhofer
Traduit de l’allemand (Autriche) par Evelyne Jacquelin
Éditions Laurence Teper, 200 pages, 18,50 €
Domaine étranger La férocité des origines
mars 2005 | Le Matricule des Anges n°61
| par
Sophie Deltin
Dans le dernier volet de son autobiographie romanesque, l’Autrichien Franz Innerhofer (1944-2002) décrit l’itinéraire infernal d’un écorché vif dans un monde sans grâce ni consolation.
Un livre
La férocité des origines
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°61
, mars 2005.