Il y a des auteurs qui fâchent les puissants. Boris Khazanov en fait certainement partie. Ses œuvres ne sont toujours pas publiées en Russie où elles circulent sous le manteau. Elles sont en revanche abondamment diffusées en Allemagne par l’éditeur DAV. C’est d’ailleurs dans des écrits clandestins que L’Heure du roi a connu ses premiers lecteurs russes, dont Elena Balzamo, traductrice du livre pour les éditions Viviane Hamy. Dans sa postface, elle souligne d’ailleurs que les thèmes chers à l’écrivain ne pouvaient pas être abordés, ni même simplement nommés en Russie : censure oblige. Khazanov a en effet rompu avec la tradition séculaire des romans fleuves à la Dostoïevski. Il délaisse un courant réaliste qui construit les relations entre les personnages en se fondant sur leur position sociale pour se consacrer à l’étude des mentalités et de l’individu.
Malgré son pouvoir, d’ailleurs très limité, le roi dont il parle est ainsi un homme comme les autres. Dans son royaume, situé au nord de l’Europe, il assiste impuissant à l’entrée des troupes nazies. En quelques heures, le minuscule État est occupé. La population se réveille dans la dictature, sans avoir l’impression d’avoir vécu une révolution : « Ils s’accommodaient du nouvel état de choses comme un malade qui revient à lui après une anesthésie et qui apprend qu’on l’a déjà opéré et qu’il ne lui reste plus qu’à vivre sans les jambes ». La fin des libertés a pourtant bien du mal à s’installer dans un pays qui ne vit pas dans le culte du secret, ni même dans celui de l’Ennemi omniprésent et irréductible prôné par l’occupant. Les nazis éprouvent les plus grandes peines du monde à obtenir des habitants qu’ils s’adonnent à la délation. Qu’à cela ne tienne, tout est organisé pour faire pression sur le roi, l’humilier dans sa fonction et obtenir de lui une collaboration sinon active, du moins passive. Confronté à sa responsabilité dans les actes xénophobes, le souverain déchu vacille. Il semble tout d’abord accepter la défaite. Il exhorte même « son peuple, et avant tout la jeunesse à s’abstenir de toute action susceptible de compliquer les rapports avec les autorités occupantes ». La charge désespérée de la cavalerie royale contre des troupes motorisées, les mises en scène grotesques du nouveau pouvoir et enfin les brimades imposées aux juifs, contraints de porter l’étoile jaune, auront raison de sa léthargie. Arborant à son tour la terrible étoile jaune, il arpente, à pied et non plus à cheval, les rues de sa capitale, à la plus grande surprise de ses sujets. Un acte de résistance individuel pur qui ouvre toute une série de questions. A-t-il pensé aux représailles ? Sa sortie certes héroïque peut-elle changer l’attitude de ses concitoyens ? Ne plonge-t-il pas le pays dans l’horreur en provoquant les nazis ?
L’auteur laisse ses questions ouvertes, mais a bien évidemment choisi son camp. Khazanov, qui a passé plusieurs années dans les goulags soviétiques, élargit ainsi son interrogation. Dans les anciens pays de la dictature communiste, son récit parle aux opprimés, victimes d’un État totalitaire et lui aussi antisémite : une des raisons de son interdiction, sans doute. En proposant une réflexion sur le pouvoir de l’individu dans un système autoritaire, il rend possible la formation d’une conscience politique. Un acte inacceptable pour qui souhaite noyer le citoyen dans une masse obéissante. Diffusé à partir de 1976, L’Heure du roi reste un exemple d’engagement littéraire, une œuvre entre le roman et l’essai, le conte moderne et le récit philosophique. Un livre en dehors du temps, qui mérite de rester au chevet de toutes les consciences.
Franck Mannoni
L’Heure du roi
Boris Khazanov
Traduit du russe par Elena Balzamo
Éditions Viviane Hamy, 115 pages, 15 €
Domaine étranger Résistance royale
mai 2005 | Le Matricule des Anges n°63
| par
Franck Mannoni
Boris Khazanov met en scène l’invasion et l’occupation d’un royaume imaginaire par les nazis. Une réflexion sur la capacité d’un individu à lutter contre la barbarie.
Un livre
Résistance royale
Par
Franck Mannoni
Le Matricule des Anges n°63
, mai 2005.