Roberto Bolaño convoque toujours dans ses livres des fantômes du passé, quand ce ne sont pas des bouts de lui-même, hétéronymiques. Ce fils de boxeur amateur, jamais vaincu, vécut longtemps au Mexique. Il y fut poète, y développa un mouvement, l’infra-réalisme, y fit des tas de rencontres et surtout resta fidèle à cette période formatrice, riche de serments, de désirs fous, de volonté de changer le monde. Comme Rimbaud, il se brûla les ailes, voyagea de par le monde pour enfin s’établir en Catalogne, ne fut pas trafiquant d’armes, mais tira le diable par la queue. Il vendit des bijoux de pacotille, surveilla les campings la nuit, installé dans la solitude, le dénuement, le doute quant à ses capacités littéraires, mais à jamais porteur d’une extrême sensibilité et d’une lucidité acerbe. Au début des années 80, il publia un premier roman étrange, oppressant, occulte, Monsieur Pain (Les Allusifs, 2004). Puis, en collaboration avec Antoni Garcia Porta, Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce, non encore traduit en français. En 1993 parut La Piste de glace, le roman peut-être le plus formaté, le plus abouti, ses autres titres (huit traduits en français) paraissant plus vertigineux, plus expérimentaux, plus fous. Comme si Bolaño avait eu besoin de se persuader qu’il était capable d’écrire un roman lisible par le commun des mortels. Ce qui ne veut pas dire non plus qu’il ait choisi la facilité dont il s’est toujours déclaré l’ennemi. Les quêtes, les enquêtes de Bolaño utilisent souvent les codes, les techniques du roman policier, les détournant en développant une dimension métaphysique, interrogeant non pas les origines du Mal, mais la propension humaine à le choisir.
Ici, le lecteur attendra les dernières pages pour connaître à la fois l’identité de la victime et son meurtrier. L’énigme policière n’est qu’un prétexte à créer une polyphonie : trois voix masculines centrales sur fond de chœur féminin, où des corps, puis des âmes inscrits dans un réel pourtant très structuré vont se dématérialiser, chanter leurs rêves, leurs amours aboutis, inaboutis, leurs souffrances, leurs combats pour la vie, pour la mort.
Sur les trois voix masculines, deux sont latino-américaines. Il y a d’abord celle d’un Chilien, qui a entretenu, qui entretient peut-être encore un rapport passionné à la littérature. Écrit-il toujours ? Remo Morán a vendu des bijoux sur les marchés, puis peu à peu racheté bars, hôtels et terrains de camping sur la côte catalane. Riche, il vit seul, protège quelques émigrés qu’il emploie ou cache. Parmi eux, son ami, le Mexicain Gaspar Hérédia, poète et surtout veilleur de nuit et rêveur éveillé. Ces deux-là se vouent un respect, une amitié liés à cette étoile morte, ce passé mexicain littéraire, festif, militant, qui n’est plus. Dans la vie de tous les jours, ils n’ont plus rien à se dire. Le troisième homme est un psychologue qui vit chez sa mère. Il est secrétaire général d’une mairie de gauche. Mais les idéaux s’émoussent et l’ennui s’installe, jusqu’au jour où cet être rondouillard tombe amoureux d’une patineuse internationale à qui on interdit de patiner. En toute illégalité, il construira aux frais de la commune une piste de glace dans un magnifique manoir délabré, digne de Gaudi. Tous les après-midi, il admirera les entrechats de sa protégée, à qui il voue un amour infini, chaste et non partagé. Chaque paragraphe, constitué d’une confession d’un des trois hommes, offre un élément du puzzle, un renseignement, souvent contradictoire, une vision du monde, une palpitation. Les voix féminines ne s’expriment pas à la première personne, elles vibrent du désir des hommes, mais chantent l’impossibilité de la fusion amoureuse, l’absence, l’abandon. Parmi elles, deux errantes, l’une, jeune, quasi muette, se drogue ; l’autre, vieille chanteuse lyrique, boit. Qui ensanglantera la piste de danse ? Si Bolaño évite les digressions, il ne peut s’empêcher de se moquer de lui-même, de son sérieux, et privilégie encore le décalage. À la manière de peintres classiques ou surréalistes qui ponctuent leur tableau d’un crâne ou d’un élément incongru, il ajoute, à la fin du roman, un miroir inversé déformant. Un miroir déformant pour une piste de glace ? D’un côté la grâce, de l’autre la folie, le chaos, l’ordure. Ce miroir est un ouvrage de Remo Morán que le fonctionnaire prévaricateur reçoit en prison. Plein de sperme, de sang, de fureur, ce livre pastiche la vie des saints, ici sainte Lydivine, patronne des patineurs, amoureuse de saint Bernard mi-homme, mi-satyre, mi-chien. Thèse et antithèse. Il y a le Bien et le Mal. Mais comment les affronte-t-on ? Comment s’en protège-t-on ?
Peut-être en écrivant comme Roberto Bolaño, en jouant toujours avec les limites. Avec une jubilation mêlée de mélancolie, d’inquiétude, et ce pathétique regard porté vers les lointains qui sont sa marque singulière. « Il ne manque plus qu’il se mette à neiger ? Oui, chef, a répondu le Recluta, ivre ou drogué, les yeux brillants de fièvre, et que la neige me couvre jusqu’à ce qu’elle me tue… »
Dominique Aussenac
La Piste de glace
Roberto Bolaño
Traduit de l’espagnol par Robert Amutio
Christian Bourgois, 252 pages, 20 €
Domaine étranger Des braises sur la glace
juin 2005 | Le Matricule des Anges n°64
| par
Dominique Aussenac
Avec un roman à trois voix, attachant, presque serein, l’écrivain chilien Roberto Bolaño (1953-2003) cartographie ses obsessions : le mal, l’amour, l’amitié, la mort.
Un livre
Des braises sur la glace
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°64
, juin 2005.