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Domaine étranger Terres étrangères

septembre 2005 | Le Matricule des Anges n°66 | par Lucie Clair

En deux livres, Yoko Tawada nous offre un regard aigu et réjouissant sur notre perméabilité au monde et aux autres.

Train de nuit avec suspects

L’altérité est une terre étrangère que l’on peut observer de loin, à la jumelle quitte à ressentir le vertige du grossissement ou vouloir arpenter jusqu’à s’y sentir perdu. Deux nouvelles traductions de Yoko Tawada chez Verdier explorent avec talent la subtilité de chacune de ces approches. L’Œil nu part du postulat où la distance serait abolie par l’intermédiaire d’une loupe. Peu de temps avant la chute du mur de Berlin, une jeune Vietnamienne élevée dans la pure doxa communiste se retrouve à son insu en Allemagne de l’Ouest, puis, en tentant de rejoindre Moscou, reste bloquée à Paris, comble de son déroutement intérieur.
Sans langage, sans abri, « impossible de reconstituer une histoire à partir de ce paysage de ruines » qu’est l’exil forcé. De la coïncidence entre cette sensation et la scène d’un film, se posent non sans humour les bases de son unique repère : l’œil de Catherine Deneuve filmé en gros plan dans Répulsion inaugure une dévotion inconditionnelle pour l’actrice, cristallisée au fil des années et des films vus et revus à satiété. Pour la jeune Asiatique, cette effarante blondeur devient peu à peu le symbole de l’altérité absolue dans laquelle s’ébauche l’image du semblable. Au gré des scènes de soumission et de domination incarnées sous la direction de Buñuel, Polanski, Mocky, ou encore des images lisses et impénétrables d’Indochine ou des Demoiselles de Rochefort, se reflètent les appétences et les situations du personnage de Yoko Tawada, sans jamais permettre et c’est toute la finesse de l’auteur un dérapage (trop facile) dans l’identification. La lentille de la caméra devient l’œil par lequel la narratrice aborde sa propre dissolution. « À mon retour du cinéma, je répétai dans ma tête les séquences d’images que je venais de voir. Si j’avais extirpé la pellicule du projecteur pour m’en construire ma route à moi, j’aurai pu rentrer chez moi, image par image. » De là peut se dérouler le fil d’une construction fictive d’un être et de son histoire, quand par ailleurs, la vie de tous les jours, les rencontres fortuites, secourables ou malveillantes, ne font que renforcer la distorsion entre son regard et celui que les autres portent sur elle. « Nulle part ailleurs que dans l’obscurité d’un cinéma, je n’étais à l’abri du regard d’autrui. Mon cinéma était une « Ma » m’enveloppant dans ses muqueuses qui me protégeaient du soleil, du pouvoir du visible. » De film en film, seule la puissance de la projection autorise ainsi la jeune femme à connaître la crudité des choses vues de très près et éteindre le sentiment d’exclusion alors même qu’elle en est maintenue irrémédiablement éloignée.
Projections aussi que les anxiétés, fantasmes et suspicions naissant de la cohabitation dans les compartiments de Train de nuit avec suspects. Treize nouvelles, treize trajets, dont chacun est un champ de vision où défilent le paysage des constructions de l’esprit et son inquiétude fondamentale à être seul. L’Autre est tour à tour un intrus, une menace, un divertissement, un dépaysement. À chaque fois sa présence demeure incongrue et met en évidence l’impossibilité à être « je » entièrement sauf à conclure un pacte que le douzième voyage propose et qui ne sera pas ici dévoilé. À chaque fois surtout, il est source de jubilation par l’intérêt même qu’il véhicule, par le remarquable voyage qu’il inspire pour aller à sa rencontre, sans jamais que celle-ci puisse totalement advenir. « Depuis le début nous ne nous trouvons pas dans le même espace. Tiens, vous entendez le bruit des noms de lieux qui courent à toute vitesse sous les couchettes ? La vitesse à laquelle on perd le lieu qu’on a sous les pieds n’est pas la même pour tous. (…) Tous, nous sommes ici sans y être, tous, nous courons vers des destinations différentes. » Pour ces transports nocturnes, obscurs, libres de repères, le corps est convoqué comme le lieu de la langue : la narratrice, danseuse contemporaine arpentant les capitales pour les besoins de ses représentations, éprouve chaque émotion par le biais de manifestations sensorielles rendant extrêmement visibles et concrètes les dimensions subtiles des mouvements de l’esprit.
Qu’on la lise ou que l’on se penche sur sa biographie, Yoko Tawada est une femme étonnante. Née en 1960 au Japon, elle émigre en Allemagne, et réside à Hambourg depuis 1982, après avoir emprunté le transsibérien et mis de côté le rêve paternel d’un refuge moscovite. Écrivant alternativement en japonais et en allemand, avec le même bonheur salué dans ces deux pays par des prix prestigieux, elle trace une œuvre forte et vive, révélant avec netteté, par les intrications entre les phénomènes et nos perceptions, les aspects les plus fins d’une réalité en mouvement. C’est aussi un rare plaisir de suivre cette voix au timbre retenu et sensible, une voix qui s’immisce et se déploie, où la délicatesse et la fraîcheur s’allient à la liberté, pour nous conduire vers d’étranges et envoûtants périples, qui parle de vous, de l’autre, des surprenants contours de la rencontre, dans laquelle réside toujours sans drame ! la part de l’incommunicabilité.

Yoko Tawada
L’Œil nu
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
Verdier
208 pages, 13
Train de nuit avec suspects
Traduit du japonais par Ryoko Sekiguchi et Bernard Banoun
Verdier
144 pages, 13

Terres étrangères Par Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°66 , septembre 2005.