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Des plans sur la moquette Les serpillières jetées

mai 2006 | Le Matricule des Anges n°73 | par Jacques Serena

La petite Kimi, dix ans, prend des coquillages trouvés sur la plage, les trempe dans un bol de gouache verte, les applique sur sa feuille de papier et me dit, fièrement, qu’elle fait des empreintes. Et elle ajoute, en riant, qu’après elle va se mettre de la peinture partout sur elle et faire une empreinte d’elle. Et ajoute, sérieuse à nouveau : comme il a fait Yves Klein. Puis Chereen m’attrape par la manche pour me dire que l’empreinte de son galet troué évoque une tête de dame, et annonce qu’elle va « tricher avec le pinceau pour que ça ressemble encore plus ». Et Yannis d’intervenir : oui pour « revendiquer le hasard », comme elle a dit Karen que font les artistes Dado ou Bacon avec sa serpillière. Karen, c’est la jeune femme qui m’a invité à venir voir ce qu’elle fait avec cette vingtaine de gosses. Gosses attachants, tous, souvent issus de milieux dits « défavorisés », de familles bancales, entre six et douze ans, en gros. Et tous se pressant pour venir, comme ça, me montrer leurs empreintes et me parler avec assurance de Dado, de Bacon, d’Yves Klein, et de Calder, et de Tàpies.
C’est une séance donc animée par cette Karen, artiste peintre, et à l’occasion animatrice de la tribu des Francas du Var. Il y a encore un an, j’ignorais l’existence des Francas du Var, et puis, comme par hasard, j’ai connu, là ou là, l’une après l’autre, trois espèces de sirènes, Karen, donc, puis Blandine, puis Daniela, qui, en passant, m’ont dit qu’elles œuvraient pour cette association. Des ferventes, fiévreuses, le hasard n’a jamais si peu existé, ces trois entités-là étaient bien du même tonneau, de la même tribu.
Agnès, neuf ans, vient me dire, en faisant la moue, qu’elle a « raté » son masque. Alors Karen de lui expliquer qu’il n’est pas « raté », puisqu’il est unique, que « raté » c’est quand on a une idée précise de ce qu’on voulait faire, mais que dans la création il faut accepter l’idée qu’on ne sait pas où on va, qu’on va juste essayer de comprendre ce qui s’est passé sous nos doigts et tenter d’accompagner cela. Comme si je l’avais fait exprès ? demande Agnès, enthousiaste. Voilà, elle a tout compris.
Ce qui se passe ici. Les gosses prennent conscience de leur différence et, peu à peu, au lieu d’en avoir honte, ils en sont fiers : moi c’est comme ça que je fais ! Et je me dis que, bien qu’ils n’en soient qu’à la sixième séance, cette vingtaine de gosses-là sont déjà sauvés. Ont déjà senti le besoin crucial qu’existent des espaces de recherche, du droit à l’erreur. Ont déjà senti la différence essentielle entre création et production. Ont pris conscience qu’on apprend davantage en « ratant » qu’en « réussissant » à tous les coups.
Et ce mercredi-là, je reste à regarder Karen et ces gosses, et je mesure l’importance de ce qui se passe là. En ces temps où l’utilité de l’art en train de se faire est niée par nos dirigeants, qui ne voient qu’à travers les œillères étroites du profit immédiat, suppriment à tour de bras les subventions, décident de ne plus aider les gosses mal partis à se raccrocher, réinstaurent l’apprentissage dès quatorze ans, le travail de nuit dès quinze ans, et suppriment les allocations familiales aux parents débordés, bref, montrent clairement leur désir de maintenir les mal partis toute leur vie dans la nuit. La nuit interminable des violences aveugles. Où l’acte violent devient l’unique bouffée d’oxygène dans une vie d’asphyxie irrémédiable.
Ces vingt enfants-là ont déjà compris que le « mal vu, mal dit » de Beckett, permettait d’à nouveau voir, à nouveau entendre. Peuvent venir se bousculer pour me citer Picasso : « Toujours essayer de faire comme un autre, on n’y arrive pas, c’est là qu’on se trouve ». Et pour se trouver, ajoute Karen en son propre nom, d’abord commencer par un peu se perdre.
Ce qui vient sur la feuille existe, fait exister cette réalité-là, contre l’idée qu’on avait au départ. La réalité toujours plus forte que l’idée. Et le soir, aux actualités, un présentateur pourra toujours montrer un tableau de Francis Bacon, avec pour tout commentaire combien son vendeur a empoché, persuadé que c’est ce qui nous intéresse, qu’on est comme lui, cynique, trivial. Je sais déjà que ces vingt gosses, à la vue du portrait de Bacon, repenseront aux serpillières dont ils se sont empressés de me parler, ces serpillières trempées dans les seaux de peinture que l’artiste jetait sur ses toiles, après quoi il n’avait plus qu’à « revendiquer le hasard, comme elle dit Karen ». Comme le disent, ailleurs, à d’autres gosses, à leur façon, Blandine ou Daniela.
J’ai eu la curiosité d’aller voir les chefs de tribu des Francas, pour vérifier. J’ai vu Fred, bien comme j’imaginais, fervent, il y croit, un fiévreux, lui aussi. De l’apostolat, avec d’autant plus de mérite qu’il se bat dans le Var, zone culturellement sinistrée s’il en est.
Et là, j’anticipe la question des salauds : c’est bien joli, les gosses s’éveillent, y prennent goût, et après ? Et le suivi ? Le suivi, l’après, c’est que, bien avant la dernière séance, le pli est pris, il n’y a même plus besoin de la sirène animatrice, ils feuillettent seuls les livres d’art, curieux, fiévreux.
À signaler qu’une des sirènes a bien voulu que nous partagions plus avant nos vues et m’a offert, avant de partir, l’empreinte de son propre corps sur un drap.

Les serpillières jetées Par Jacques Serena
Le Matricule des Anges n°73 , mai 2006.
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