Autour d’un cadavre chamarré, puis d’une tombe, se déroule ce bref récit d’apprentissage d’un jeune homme. Mais loin d’être strictement funèbre, il est tout en contrastes de lumière et d’ombre, tout d’ironie grinçante et joyeuse. Son narrateur est-il un double de Gregor von Rezzori (1914-1998) qui nous livra dans Neiges d’antan ses mémoires, depuis la Bucovine de son enfance aristocratique jusqu’à un cosmopolitisme européen et cultivé… Lui aussi fait ses études dans le « monde des villes » et revient passer l’été dans la campagne brûlante. Il y voit son premier mort, un suicidé, l’oncle Sergueï, « grimé comme un cabotin, dans l’uniforme de la garde d’un empire depuis longtemps disparu », un « imposteur » de l’ancienne Russie. Veillé par les femmes, par Tania, sœur de l’adolescent, guetté par une « mouche à viande qui ourdissait avec ardeur son chant de vie », son corps a perdu « la saleté de la vie, mais pas celle de la biographie ». Cette initiation est aussi sexuelle, lorsque le narrateur entraîne une campagnarde dans la fosse et dénude ses seins, mais aussi politique devant l’hostilité paysanne et lorsque avec Tania il commettra un « crime contre un cygne » meurtrier. De cette « souillure de la pureté de notre enfance », il prélèvera néanmoins une plume symbolique…
L’écriture est d’une richesse affolante : en peu de pages, le récit est irisé d’images et de sens, comme dans la terre tombale : « des traces d’escargots y dessinaient avec beaucoup d’art une veinure irisée ». Ainsi viande est le corps, viande le désir, destinés à la consommation par une mouche ; reste le récit de Rezzori, avec sa qualité d’œuvre d’art ; car « les artistes sont immortels ».
Le Cygne de Gregor von Rezzori
Ttraduit de l’allemand par Jacques Lajarrige
Le Rocher, 98 pages, 16 €
Domaine étranger Mouche à viande
mai 2006 | Le Matricule des Anges n°73
| par
Thierry Guinhut
Un livre
Mouche à viande
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°73
, mai 2006.