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Zoom Zanzotto, la forge brûlante

juillet 2006 | Le Matricule des Anges n°75 | par Marta Krol

Homme discret à esprit de diamant, Andrea Zanzotto opère des coupes vives dans le langage, interrogeant la nature, la culture, la modernité, pour en dégager des plans dérangeants et stimulants.

Essais critiques

Dans le nord d’Italie, en Vénétie, existe un village Pieve di Soligo qui a vu naître, en 1921, l’un des piliers de l’Italie littéraire contemporaine, Andrea Zanzotto, et qui est redevenu son lieu de vie au terme de quelques pérégrinations en France ou en Suisse. Autant dire l’enracinement de l’homme dans un paysage son œuvre poétique en est un témoin vivant alors que ses territoires intellectuels sont d’une variété et ampleur revigorantes. Poète majeur et intense (plusieurs volumes sont déjà parus aux éditions Maurice Nadeau), Zanzotto est en effet aussi un lecteur hors normes, dont la curiosité n’a d’égal que le brillant de ses analyses. Des deux facettes qui se regardent et s’alimentent, la double parution d’Idiome et d’Essais critiques permet de prendre la mesure.
Les essais frappent par l’extravagante proximité de l’auteur avec ceux qui sont finalement les siens, figures essentielles de la littérature et d’autres horizons (Dante, Artaud, Pessoa, Celan, Fellini, Lacan…). Zanzotto n’est pas un poète de l’autobiographie ou de l’état intérieur ; c’est dans l’essai que se laisse deviner sa trajectoire intellectuelle (on notera la multiplicité de références françaises), mais aussi humaine. L’écriture sur chaque œuvre est ici, en filigrane, l’anatomie d’une rencontre féconde. L’approche est donc éminemment personnelle ; non pas universitaire mais, comme son auteur, irrespectueuse d’idoles et riche de rapprochements déroutants. Qu’on en juge : Lacan, dont les écrits avaient jadis attiré un Zanzotto « désireux de guérir », est celui qui « tient des spectres en laisse au moyen de ses calembours ». Il a pu fournir au poète deux de ses motifs principaux et conjoints, celui de la poésie conçue comme un égout ou un fertile fumier, lieu à la fois du « bordel que chacun porte en lui-même » et du vécu collectif populaire, et celui du dialecte, espace langagier local et oral, qui est de cet égout une manifestation patente. Parallèle frappant avec Fellini (qui avait par ailleurs demandé à Zanzotto d’écrire des dialogues de Casanova et de Et vogue le navire) : son travail fait émerger, du plus profond de l’inconscient, dialectes et langues étrangères, et convoque une poésie-cloaque où puiser des énergies originelles. Le leitmotiv se poursuit dans les textes magistraux sur E. Montale et son enfer de bourbes, débris terreux et autres détritus.
Ainsi Zanzotto fournit-il indirectement des clés à sa propre œuvre poétique dans laquelle le monde, l’humain et le langage procèdent d’un même principe, biologique, consistant en une transformation perpétuelle de la matière. Dans Idiome (paru en 1986), un poème explicite ce rapport à l’aide d’un parallèle entre une épistaxis saignement du nez et l’écriture de « ces vers que je ne devrais désormais plus écrire » : les deux productions relèvent d’un phénomène naturel mineur, inutile, inopiné. C’est pourquoi, ailleurs, le poète constate sobrement « Je conçois que la praxis et la poésis n’amorcent que peu de choses », ou encore, un rien lacanien, il avance que « OPUS est zéro plus pus ». Sur un registre d’autodérision, il se dit aussi avoir été attaché à « démonter/ et à remonter les petites babioles ». Mais il semble que la poésie assimilée à une sécrétion sale (sang, mucus, vomissures, pus), à la fois innocente et substantielle, sauve encore un sens. Elle est expression, au sens fort : ce qui est exprimé, forcé à apparaître depuis l’intérieur opaque. Et on peut penser que Zanzotto fait sienne l’idée qu’il prête dans un essai à son ami Pasolini, selon laquelle l’inutilité de la poésie, sa marginalisation, apparaissent précisément comme la dernière résistance contre les « accouplements incestueux de la mode (consommation) et de la mort ».
Cependant, dans Idiome, de manière inattendue se laisse entendre une autre voix d’Andrea Zanzotto. Non plus celle qui en italien égrène des granularités sémantiques aux détours de constructions anguleuses, mais qui coule ample et heureuse de sa simplicité, qui jouit de s’être autorisé la mimésis. Cette voix parlant souvent le dialecte entraîne avec elle un thème majeur : celui de la personne. Dès qu’il parle de quelqu’un sa tante, sa mère, Nino, ou ces faiseurs de métiers d’antan la voix du poète devient toute en nuances d’amour et d’humour, émouvante comme si elle leur était directement adressée. Elle n’embellit pas ni n’escamote : elle voit juste, à la fois l’imparfaite fraternité des hommes « dans notre réciproque non savoir », la grande lutte inutile contre la peur, la fausse valeur de l’inconnu « où par un panneau le petit village finit dans le néant », mais aussi l’importance de percevoir la « lueur qualitative du temps », pour faire mentir « le moindre soupçon sur les choses et leur apparence ». Cette poésie dit une humanité humble mais debout, admirable. Celle même que l’essayiste a su discerner dans Michaux pénétré de sa propre noblesse dans une « réticence sans trêve, coléreuse » face au conditionnement ambiant ; ou dans Lacan, quand il traduit dans son discours effréné « l’incroyable envie de connexion et de survie » ; ou encore dans l’aristocratique Conrad et sa capacité à prendre des risques contre « l’hibernation » quotidienne.
Car être debout ne va pas de soi ; la poésie de Zanzotto est tout entière travaillée par la menace d’une « donnée déshumanisée qui assiège », et à laquelle il faut opposer une conscience active, une œuvre. Cette donnée ressort surtout d’une certaine modernité : médias, publicité et consommation. L’image récurrente est celle d’un rejet pathologique : le téléviseur éructe, expectore ; comme l’histoire vomit. La publicité, sa piètre promesse et sa grossière stratégie, sont parodiées avec un sens d’observation linguistique remarquable : « VIS toi aussi les ardentes ventes estivales de Troisfoisrien ». La dégradation du réseau de références culturelles empêche de se faire comprendre ; le naufrage des masses abruties entre supermarché et télévision est total. Enfin, la nature, si chère à cet admirateur de Virgile et de Pétrarque, apparaît elle aussi démasquée dans sa fausse innocence, amoindrie et souillée par la civilisation.

La nature devient le lieu sur lequel advient et bourgeonne un autre monde, soutenu par des forces fantasmagoriques.

Cependant, Andrea Zanzotto ne se cantonne pas dans un rejet conservateur du nouveau, comme le prouve son décoiffant essai sur la science-fiction, genre qui apparaît comme une « mythologie et une éthique de notre temps ». On y apprend que la science, impulsée par quelques fantasmes originaires, a toujours été une science-fiction ; que l’avant-garde poétique tombe dans l’artifice le plus rigide quand elle perd tout rapport avec « l’espace du dedans », cependant que l’auteur appelle de ses vœux une pratique de science-fiction linguistique ; que le devoir de sauver la Terre, « cette tragique et néanmoins admirable allée », nous revient ; et que finalement, il convient de faire confiance à la S.F. pour former un homme nouveau qui connaisse d’autres terres et une autre histoire.
La poésie d’une science-fiction entendue comme accès aux mondes intérieurs, telle serait peut-être une approche pertinente de l’œuvre poétique de Zanzotto, nourrie de philosophie, littérature et mythologie organiquement assimilées. Non pas que le monde réel l’ait désertée, saturée qu’elle est de noms d’objets naturels : collines, soleil, neige, arbres, fourrés… Un recueil pivot de l’œuvre, La Beauté (2000), sonne comme un chant de gloire à ce qui est : « Monde, sois, et sois bon/ existe bonnement ». Même mouvement vers le monde impulsé par Éros se retrouve, quoique plus contraint, dans le recueil Météo (2002) : « liesse d’être quand-même/ consistance avec l’être ». Mais la présence éblouissante du monde, celle aussi de la femme, est la source d’un drame qui sous-tend toute l’écriture de Zanzotto, parce qu’elle accule le langage, ordre symbolique et conceptuel, dans une impasse, à cause de son incapacité (« difficulté avec les noms les plus communs ») à se saisir de l’ordre sensible, qui apparaît du coup comme « donnée informe monstrueuse ».
Et la nature devient le lieu sur lequel advient et bourgeonne un autre monde, soutenu par des forces fantasmagoriques, obscures, incontrôlables. Au sein de la beauté (bellezza), s’élabore la Beauté (beltà), terme dialectal opaque, et pour cause. Presque chaque description se trouve déviée vers cet univers irréel et abstrait d’azur et de froid, peuplé d’éléments discordants et de relations indéchiffrables. Il est à la fois sa propre cause et l’effet, clos sur lui-même, à sa façon parfait. C’est le cœur noir de l’œuvre, son nerf et sa quête ; il la détermine formellement en frayant son existence dans le langage. Plus le poète l’approche, plus la langue travaille ; entièrement tournée vers cet espace, elle s’opacifie de néologismes, de mots étrangers ou enfantins, de constructions qui s’annulent, de contraires qui s’accouplent, de symboles qui s’évanouissent, autant de signes d’une distinctivité dépassée et non pas de vaines expérimentations. Et dans Idiome Zanzotto se porte fatalement, comme le Celan de son essai, à travers un cataclysme de formes, vers la mutité : « La véritable langue est dans une autre, dans l’ultime,/ latéralité, la langue est maintenant hors idiome, liquor dei des singularités paludescentes libérées ». Mais là aussi, Essais critiques laisse penser que ce désaveu du langage n’est pas forcément définitif, et qu’il convient encore « d’espérer dans son non-espoir ».

Marta Krol

Andrea Zanzotto
Idiome et Essais critiques
Traduits de l’italien, du dialecte vénitien et présentés par Philippe Di Meo
José Corti, 217 et 315 p., 15 et 19

Andrea Zanzotto


1921 Naît à Pieve di Soligo (province de Trévise)
1941 Termine ses études de Lettres à l’Université de Padoue
1951 Publie son premier recueil, Derrière le paysage
1959 Obtient le prix littéraire Cino del Duca(jury présidé par Eugenio Montale)
1986 Premier livre traduit en français, Le Galaté au bois (Arcane 17)

Zanzotto, la forge brûlante Par Marta Krol
Le Matricule des Anges n°75 , juillet 2006.
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