Depuis quelques mois, la Pologne inquiète : les jumeaux Kaczynski, duo burlesque et sinistre, se partagent le pouvoir, l’un président, l’autre premier ministre, et multiplient les déclarations réactionnaires, homophobes et antisémites. Certains se rassurent ainsi : des votes de protestation les auraient portés au pouvoir. On connaît l’antienne, on l’entend ici depuis vingt ans à propos du Front National… Ne serait-ce pas plutôt, après les différents avatars des premières années de la démocratie, un retour du refoulé : la Pologne traditionaliste, catholique et xénophobe oserait enfin parler à voix haute ? C’est en effet ce pays profond que découvre, et nous peint ici à petites touches, Agata Tuszynska. Puisque sa mère, lorsqu’elle était encore enfant, a dû connaître le ghetto, la fuite, la dissimulation et la mort de la plupart de ses proches, elle décide, une fois la paix revenue, de se taire : elle deviendra Halina Przedborska, journaliste polonaise, communiste convaincue, et sa fille ne devra rien savoir de cette « histoire familiale de la peur ». Cependant, lorsqu’à 19 ans elle apprend enfin ce secret douloureux, le bouleversement est tel qu’elle n’aura de cesse, dès lors, d’enquêter, de tenter de comprendre ce qui fut aussi, pourrait-on dire, une histoire nationale de la haine la haine des Juifs dans le pays même où ils vécurent, nombreux, durant des siècles, et où ils furent exterminés !
La construction de cet essai biographique, de cette méditation sociologique et historique, peut sembler périlleuse : elle s’attache tour à tour aux nombreux membres de sa famille, part à leur recherche, procède à la reconstitution de certains épisodes de leur existence, puis revient sur un questionnement plus personnel, sur son propre parcours elle se consacra, avant ce livre, et ce n’est bien sûr pas un hasard, aux destins de Bruno Schulz et d’Isaac B. Singer. Ce récit fragmenté, ce tableau parcellaire, cette sorte de puzzle permet justement de rendre compte de la reconstitution qu’entreprend la mémoire, ou plutôt l’absence de mémoire, car, pour la plupart d’entre eux, il n’est plus de souvenir, aucune trace. Et pourtant « c’est un grand privilège que d’avoir des témoins de son propre destin ». L’écriture, toute de simplicité et de précision, d’émotion contenue, parvient à approcher la complexité de ces vies, dans ces temps troublés, et évite, malgré la tension du propos, tout manichéisme, tout effet facile pathétique ou polémique. La tentation est grande, pour elle, de s’identifier aux victimes, elle ne peut s’empêcher d’imaginer ce que furent la honte et la terreur de sa mère, le courage qu’il fallut à sa grand-mère pour échapper aux rafles ou à la grande Action de l’automne 42, et elle ne pourra échapper à l’injonction ultime : « Je veux aller à Treblinka » se dira-t-elle un matin, le jour de son anniversaire. Mais en même temps son identité ne peut se limiter à ce pan-là de l’histoire familiale, à cette branche-là de l’arbre généalogique enchevêtré : du côté de son père, c’est la Pologne paysanne et presque encore féodale, avec son hospitalité proverbiale et sa naïveté souriante, et c’est surtout, à l’image du jeune couple que forment ses parents (mais ils divorceront rapidement), la Pologne de la construction du socialisme. Elle tente en effet et ce passé-là aussi fut, ces dernières années, rapidement recouvert, anéanti de ressusciter l’enthousiasme qui anima les survivants, et les plus jeunes, au sortir de la guerre et des massacres : Polonais et Juifs (nombreux sont ceux qui décident de rester) pensent construire ensemble un monde nouveau, l’inverse de ce que les nazis voulurent imposer. Les défilés du 1er mai, les anniversaires de Staline, les classiques de la littérature mondiale dans des éditions bon marché, les mouvements de jeunesse cela aussi constitua son enfance, et la foi communiste de son père, célèbre journaliste sportif, remplaçait la foi impossible de la judéité refusée. Cependant ce paradis-là fera long feu et dans la Pologne actuelle, si proche et si lointaine, des mains anonymes tracent sur les murs, à deux pas des pierres tombales juives qui ont servi à paver les routes, « Les Juifs pillent ce pays ».
Une histoire
familiale
de la peur
Agata Tuszynska
Traduit du polonais par Jean-Yves Erhel
Grasset
502 pages, 22,50 €
Domaine étranger Le passé interdit
octobre 2006 | Le Matricule des Anges n°77
| par
Thierry Cecille
Une Polonaise apprend, à 19 ans, qu’elle est juive : son enquête intime la conduira à explorer ce secret qui est aussi celui de son pays.
Un livre
Le passé interdit
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°77
, octobre 2006.