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Domaine étranger Du sang sur les mots

mars 2007 | Le Matricule des Anges n°81 | par Sophie Deltin

Remarquablement traduit en français, le chef-d’œuvre d’Elfriede Jelinek prend le risque de dynamiter le langage jusque dans ses ultimes retranchements, pour faire avouer à l’Autriche sa culpabilité dans les crimes nazis.

Chez Elfriede Jelinek qui dit, à l’instar de Kafka, avoir choisi l’écriture pour « bondir hors du rang des meurtriers » 1, le sang ne saurait sécher dans la langue. Bien au contraire, et au plus haut point dans Enfants des morts, son opus magnum écrit en 1995, la romancière s’emploie avec une fureur glacée à le faire « gicler » de toutes parts, dût-il sourdre de cette langue dépositaire de l’« austro-fascisme » dont l’écrivain ne reconnaît pouvoir se libérer que par la subversion, du sol même de son pays ou de « nous autres les Autri-chiens » si enclins à « nous terrer (…) en nous ». S’attelant sans relâche à faire grincer les dents, elle nous plonge cette fois au fin fond de sa Styrie natale, à la pension Rose des Alpes où les touristes en « dirndl » rustique, culottes de peau et autres tenues sportives dernier cri, s’apprêtent à partir en excursion dans des paysages de cartes postales : « Bon air, bonne charcuterie, sources propres, champignons. » Dans ce décor aux couleurs truquées, l’Autriche, si peu disposée à un quelconque travail de mémoire, a eu beau jeu d’y refouler son passé (« Oui, c’était quoi, déjà, cette histoire avec les corps, hein, ça ira tout seul, quand ils seront partis en fumée, sans que personne ait seulement pigé leurs noms. ») en y enfouissant toujours plus profond ses morts (« Ils ont disparu si fondamentalement que leur legs semble fossile dans la pierre… »). Pire que la pétrification, la menace de l’effacement, nourrie par la volonté de déni (« Les visibles ne veulent se souvenir de rien. Même si un transcendantiste leur fraisait toutes les dents en même temps, ils ne se souviendraient pas de cette douleur. ») est plus grande encore, constate celle qui se met un point d’honneur à reprendre le burin pour inscrire sur le fronton des mots, la dignité des victimes des grands charniers du siècle.
Contre cette mascarade d’un pays ayant trop longtemps arboré ce masque de virginité à la face du monde, Jelinek n’a pas son pareil pour faire voler en éclats le mythe de la nature hiératique, drapée dans les neiges de son innocence. Très vite, les images, ces jolies images confites dans le conformisme et célébrées par la « Heimatliteratur », sont détournées de leur douceur idyllique : le lac alpestre, loin d’atteindre à ce point de beauté immobile et mélancolique qui chez les romantiques confine au sublime, est ici souillé de vapeurs acides, de métal… L’Autriche, qui a tant fait de s’enorgueillir de son industrie de tourisme, prend les allures d’ « une grande boucherie » : « Patrie, des sentiers forestiers mènent les vacanciers comme du bétail dans la percée coulée, le grand fossé, ultime reliquat de l’ensauvagé d’autrefois. » Bientôt l’air pur se laisse envahir par une « haleine » lointaine mais « mauvaise », tandis que se dressent des montagnes de dentiers, de lunettes ; la vallée avec ses torrents mélodieux et ses petits chemins bucoliques de randonnées, devient lugubre et malveillante : « La Styrie est une zone protégée où les bois fourvoient la tempête. Ces forêts primitives, elles rêvent de morts, comme des corps avides de festin. Les désagrégés, décomposés et dévastés donnent un coup de collier, empêtrés dans d’âpres luttes pour ressusciter, comme s’ils se bougeaient pour une augmentation des retraites après coup. » Ainsi même morts et enterrés, les cadavres que l’Autriche a voulu trop vite congédier, se trouvent assurés de pouvoir ressortir leurs membres de la terre. Dans ce cauchemar éveillé, trois corps fraîchement trépassés participent de ce retour infernal du passé. Sans doute « Les nouveaux morts n’ont(-ils) plus la qualité des anciens, il faut dire qu’on avait pris soin de les doucher à mort », mais en ayant ne serait-ce que la mort en commun, ils sont capables, par réincarnations successives, de venir fouailler l’indolence amnésique des « enfants » et vampiriser les vivants. Ainsi de Gudrun Bichler qui s’est ouvert les veines avec une lame de rasoir ; d’Edgar Gstranz, jeune et fringant espoir du ski alpin, que la boisson a tué dans un accident de la route ; de Karine Frenzel enfin, libérée de la présence tentaculaire de sa mère grâce à un accident de minibus (à moins que ce ne soit lors d’un pèlerinage à Mariazell ou dans une noyade… ?)
L’écriture de Jelinek, éruptive, intumescente et compacte, n’en invente pas moins une nouvelle beauté.
En réalité, le tragique de ces destins ordinaires porte-voix de millions de destins anonymes dont les crimes de l’Holocauste ont supprimé jusqu’à l’individualité, le dispute aussitôt à la trivialité la plus grotesque. Car chez Jelinek, si l’Histoire ne peut (et ne veut) mourir, c’est sous forme de farce qu’elle revient pour se rejouer toujours plus obscène, toujours plus « gore » : viols, meurtres, incestes, noyades, cannibalisme, effectivement dans ce roman qui tient sa substance d’une « chasse » méticuleuse de faits divers tirés de la presse populaire, « ça n’arrête pas de mourir ». Les descriptions d’une acuité visuelle compulsive, sont impitoyables à nous faire voir l’abjection. Les corps, démultipliés, accouplés ou désarticulés, s’y trouvent contorsionnés, exhibés, trifouillés ou broyés jusque dans leurs entrailles monstrueuses. Tout le roman peut alors se représenter comme une masse sombre et aqueuse où la boue, les excréments, le sang, les vomissures, le sperme se confondent dans un magma visqueux.
Dans cette prose qui éructe des cataractes de mots et de voix souvent indécidables jusque dans le déluge final, on pourrait certes être gêné, rétif même, de ce que le sens fragmenté, disloqué, parvient parfois à peine à émerger à la surface de ce gargouillis d’eaux sales. Ce serait pourtant manquer ce qui importe le plus : que le mouvement, si hétérogène, si anarchique soit-il, demeure, emporté par les circonvolutions d’un flux impétueux, irrésistible et sans fin celui de la rage de celle qui assume vaille que vaille d’être accusée de « souiller son nid » [Nestbeschmutzerin]. Le travail virtuose sur la langue à propos duquel Jelinek s’explique avec une clairvoyance passionnante dans l’Entretien réalisé avec Christine Lecerf, l’attention accordée aux sonorités, au souffle et au rythme musical, est d’ailleurs porté ici, dans Enfants des morts, à sa maîtrise la plus acrobatique sa limite ? Naturellement encline au montage, à l’amalgame et au télescopage des mots, sans doute Jelinek n’était-elle allée jamais aussi loin dans cette expérimentation, sa prise de liberté à l’égard des usages du langage s’y révélant étourdissante une épreuve physique autant que mentale pour le lecteur. Si habile à faire vriller les codes masculins, en dépiautant les références (des formules de Hegel ou des concepts de Heidegger, des bouts de textes de la Bible ou des refrains de tubes…), les clichés (des slogans publicitaires, des proverbes) ou les habitudes de langage les plus caricaturales, Jelinek déploie toute son invention pour donner à entendre, dans des éclats de rire souvent sardoniques, quelque chose du mensonge, du déterminisme ou de la bêtise qu’ils recèlent.
À cet égard, on ne saurait trop souligner l’immense prouesse du traducteur Olivier Le Lay, à avoir su restituer l’esprit et la complexité d’écriture propre à l’écrivain autrichien. Seul un musicien averti (Le Lay a en outre travaillé pour Claude Régy au théâtre) pouvait être sensible à la musicalité d’une prose dont l’audace semble puiser directement dans celle des tout premiers textes expérimentaux de l’auteur (notamment wir sind lockvögel baby ! considéré comme le premier roman pop de langue allemande du fait de sa technique inspirée du cut up américain). Constamment hérissée de néologismes, de jeux de mots (les « stations therm(in)ales » de la patrie), d’aphorismes assassins (« L’indécision du regard allemand un regard de juge qui voit tout mais n’aime rien regarder et choisira pour finir ce qu’il avait élu d’emblée »), de blagues macabres (« même la terre se tord de rire à présent, regardez, là, sur le sol elle s’est mar(r)ée. ») ou d’images hallucinées (« une nuit de mort indescriptiblement tranquille et néanmoins égosillée de douleur »), l’écriture de Jelinek, éruptive, intumescente et compacte jusqu’à l’inextricable, si elle s’inscrit dans une longue tradition littéraire de critique du langage (Karl Kraus, Thomas Bernhard, Ludwig Wittgenstein), n’en invente pas moins une nouvelle forme de beauté : foisonnante, violente, proche de la folie une beauté à la mesure de l’effroyable dont l’homme se révèle toujours capable.

1 Elfriede Jelinek, Une biographie de Yasmin Hoffmann, Éditions Jacqueline Chambon, Lmda N°69

Enfants des morts
Elfriede Jelinek
Traduit de l’allemand (Autriche)
par Olivier Le Lay
Seuil
540 pages, 25
Elfriede Jelinek,
L’Entretien

Christine Lecerf
Seuil
128 pages, 16

Du sang sur les mots Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°81 , mars 2007.
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