Pierre Bayard fait toujours l’effet de quelqu’un qui donne du temps à ses pensées et qui, en les assumant jusqu’au bout, ne recule pas devant le désordre, l’ambiguïté ou la provocation de leurs conséquences. Et si cet universitaire psychanalyste, auteur d’essais aussi érudits qu’iconoclastes n’est plus à un paradoxe près, c’est que pour lui, le mal tient précisément aux idées inamovibles, lesquelles ne sont souvent qu’une ignorance dissimulée, figée en une habitude trompeuse. En remettant cette fois en cause le postulat selon lequel il est nécessaire d’avoir lu un livre pour être autorisé à en parler, il ne se lance évidemment pas dans l’apologie de la paresse ou de l’imposture intellectuelle mais se propose avant tout de démystifier nos obligations attendues envers « la bibliothèque collective », soit de « nous délivrer de l’image oppressante d’une culture sans faille, transmise et imposée par la famille et les institutions scolaires, image avec laquelle nous essayons en vain toute notre vie de venir coïncider. » Issu lui-même d’ « un milieu où on lisait peu » et avouant sans complexe avoir « pratiquement cessé de lire », Bayard entend en finir avec cette hypocrisie générale, qui voudrait que l’on ait tout lu (une gageure) et parfaitement (une illusion), sous peine d’être déconsidéré et exposé à la « honte ». Or, la véritable culture, a à cœur de rectifier Bayard, « ce n’est pas avoir lu tel ou tel livre, c’est savoir se repérer dans leur ensemble, donc savoir qu’ils forment un ensemble et être en mesure de situer chaque élément par rapport aux autres. » Une affaire d’orientation donc, d’aiguillage, dans laquelle la méthode de la « non-lecture », maniée avec intelligence, est capable de nous aider à nous organiser par rapport à la masse immense des livres. C’est alors proprement notre mode de fréquentation des textes que ce professeur peu académique s’emploie à déconstruire, privilégiant la mise à distance désinvolte mais « raisonnable » avec le livre (maintenir une « vue d’ensemble » adéquate, dirait Musil), avec son lot subséquent de manques, de fantasmes et d’approximations, contre toute prétention à une maîtrise exhaustive et immuable. D’autant qu’il faut bien revenir à ce constat : parler d’un livre, non lu ou lu d’ailleurs, renvoie toujours à une situation de parole déterminée où l’enjeu est moins le livre (dont le contenu est condamné somme toute à n’être que cet « objet hallucinatoire fugace », « une œuvre fantôme apte à attirer toutes les projections ») qu’un état de fait social concret lié à la nécessité contraignante de « ne pas perdre la face » devant autrui. Or, dans ce rapport de forces qui confine parfois au « dialogue de sourds », il faut « se déprendre de l’idée que l’Autre sait », chacun parlant davantage des fragments de son « livre intérieur », imaginaire et hétéroclite, que du soi-disant livre en question.
Savoir et oser par conséquent discourir sur les livres que l’on n’a pas entièrement lus (par faute de temps ou d’envie), que l’on a complètement oubliés ou dont on ignore jusqu’à l’existence, n’est pas seulement possible (de Musil à Valéry, de David Lodge à Oscar Wilde, beaucoup s’y sont adonnés à cœur joie) c’est même un exercice éminemment souhaitable pour qui veut se prémunir contre le danger qu’une lecture trop attentive peut faire courir au lecteur : la paralysie intérieure ou la perte dans le livre d’un autre, de « ce qui est le plus soi-même ». Ainsi de tous ceux qui enferrés dans le détail du texte et peu gênés d’en réduire les possibilités par des affirmations définitives, s’empêchent alors de saisir leur chance (« devenir soi-même créateur »). Quitte à n’avoir aucune idée de qui ils sont. Sans parler de qui ils ne sont pas.
Comment
parler des livres que l’on n’a pas lus ?
Pierre Bayard
Editions de Minuit, coll « Paradoxe »
165 pages, 15 €
Domaine étranger La lecture à l’index
mars 2007 | Le Matricule des Anges n°81
| par
Sophie Deltin
En reconduisant le lecteur à son être social et la culture à ses enjeux de pouvoir, Pierre Bayard prône une méthode sérieuse de « non-lecture ».
Un livre
La lecture à l’index
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°81
, mars 2007.