Les Lieux mouvants
Ce troisième volume du Journal de Paul Nizon s’intercale entre Les Premières Éditions des sentiments et L’Envers du manteau, tous deux publiés chez Actes Sud ; à eux trois ils forment un ensemble complet de 1961 à 1989. Ce nouveau prélèvement s’ouvre en 1973, au lendemain de la parution allemande d’Immersion et se referme en 1979, la veille de son cinquantième anniversaire, alors que L’Année de l’amour se trouve en gestation (l’équivalent parisien de Canto ne paraîtra pourtant qu’en 1981). Mais l’essentiel tourne quand même autour des années Stolz, récit publié en 1975 qui lui valut une reconnaissance internationale, et pour lequel Nizon a momentanément quitté son œuvre autofictionnaire pour le récit classique à la troisième personne (alter ego de Nizon, Stolz s’éloigne de sa famille femme et enfant, part s’isoler dans le Spessart pour se consacrer à la rédaction de sa thèse sur Vincent Van Gogh).
Dans ces pages du Journal, il y a tout ce qui fait la vie d’un homme : des épisodes sévèrement dépressifs, des intoxications amoureuses (avec leurs inévitables culs-de-sac, leurs trahisons et leurs ruptures), d’immenses périodes de solitude, des séjours dans plusieurs villes européennes (Rome, Londres et Zurich), et une installation que l’on pourrait croire définitive à Paris, pour celui qui a toujours résidé « n’importe où, sans possessions dignes de ce nom, avec pour tout outillage une curiosité pour la vie, un amour du monde et une passion d’écrire ». On s’en doute, l’écrivain occupe une part non négligeable de l’ensemble, confiant au Journal ses moments de bonheur (par exemple la reconnaissance et les prix après la parution de Stolz), son retour aux sources avec l’œuvre de Robert Walser et celle de Vincent Van Gogh (les deux artistes qui lui ont donné l’impulsion), ses amitiés littéraires (et tout particulièrement celle d’Elias Canetti, qui apparaît encore ici comme une véritable figure tutélaire), ses lectures (Thomas Wolfe), et son travail d’homme de plume (on l’y voit peiner sur Stolz : « J’écris de la façon la plus stérile qui soit. Comme si, entre ce que je sais (de l’histoire) et mon sentiment créateur de la langue, le lien ou la voie de communication étaient rompus »). Mais alors que la vie privée occupait une place volontairement réduite dans les précédents volumes, la matière première demeure ici l’amour, et avec lui les femmes, notamment Marianne (le peintre Marianne Wydler, qui fut sa deuxième femme) et Odile, sa troisième épouse (on le suit dans ses coups de foudre et ses abandons, toujours sévèrement jugés). Ici comme ailleurs, sa vie paraît sortir d’un roman : « maintenant, à Paris, je mesure à quel point, au fond, je ne fais que forcer ma vie dans l’optique d’une expérience romanesque » (propos du 17 janvier 1978).
Premier des deux grands romans avec L’Année de l’amour, Canto est un livre sans genre qui ne dit rien de plus que le quotidien vécu par Nizon à Rome, au cours de cette année sabbatique qui lui a été offerte après la publication des Lieux mouvants (1959). Lorsqu’il débarque comme boursier dans la capitale italienne, en 1960, il est âgé de 30 ans ; il profite de sa liberté retrouvée pour parcourir les rues et les places, découvrant la vie dans ce qu’elle a de plus difficile à retenir, mais aussi dans ce qu’elle a de plus beau, avec son lot de surprises, ses rencontres toujours possibles, et ses prostituées… Mais c’est au cours de cette étape transalpine qu’il prend la décision la plus importante de sa vie : devenir écrivain. De Rome, il ramène donc la matière de ce volume lyrique « écrit sur les flancs de la vie » : Canto, mal accueilli par la critique en 1963, et pourtant un de ces livres qu’on aimerait pouvoir lire d’une traite pour mieux subir son rythme, mieux se laisser porter par cette écriture qui imite une flânerie d’été dans les artères d’une grande ville.
Immersion pourrait passer pour le pendant espagnol de Canto : Immersion, c’est Barcelone, avec ses odeurs « de pierres en sueur ». Sous-titré « Procès-verbal d’un voyage aux enfers » (voyage réalisé à Barcelone en 1961), ce récit vif, nerveux, plonge ses racines dans les sédiments autobiographiques de Nizon. Quelques heures après son arrivée dans la ville, un jeune critique d’art rencontre Antonita dans une boîte de nuit. Aussitôt tout bascule : le narrateur abandonne sa femme, ses enfants et son travail. Cette rencontre est si dévorante, si destructrice, qu’elle scinde le narrateur en deux êtres distincts : le « je » acteur, qui fonce toujours pour éviter de regarder derrière lui, et un « il » spectateur, qui regarde ce « je » agir. Au sortir de cette première expérience de perte de soi, le « je » entame une nouvelle vie, débarrassée de ce qui l’encombrait, pour se consacrer au métier d’écrivain.
S’il faut trouver un dénominateur commun à ces trois volumes, c’est peut-être celui-ci : la manière dont Nizon parvient à se soustraire à l’amour pour pouvoir vivre son destin d’écrivain et au final pouvoir écrire sa vie.
* Signalons un dossier Paul Nizon dans Les Moments littéraires N°17 (12 €, BP 175, 92186 Antony cedex)
Paul Nizon
Le Livret
de l’amour
Traduit de l’allemand
par Diane Meur
Actes Sud
316 pages, 23,90 €
Immersion
Traduit de l’allemand
par J.-L. de Rambures
Actes Sud Babel
96 pages, 6,50 €
Canto
Traduit de l’allemand
par Georges Pauline
Jacqueline Chambon
220 pages, 18 €