L’obsession sexuelle ne connaît pas de frontières. C’est ainsi qu’après ces sommets de Philip Roth que sont Le Complexe de Portnoy et Le Sein, un Indien fixe la salive de son désir sur tout ce qui a un corps et passe à sa portée : « permets-moi de respirer l’arôme de ton vagin et de perdre ainsi l’esprit jusqu’à l’oubli », écrit-il à une marchande de légumes qui l’obsédera longtemps.
Pourtant, le jeune Bhola n’a rien d’un Adonis. Gras et blanc, avec des seins, il poursuit l’objectif de la minceur avec acharnement, ne parvenant d’abord qu’à limiter les dégâts, et seulement une fois les illusions balayées par les déceptions, à atteindre la maigreur. Alors, peut-être parviendra-t-il à la pureté spirituelle rêvée, à moins que sa libido ne se mette en travers de son projet. Ce qui arrive plus souvent qu’à son tour. Jugez-en : des centaines de picotements génitaux, des dizaines de corps y compris d’eunuques effleurés des yeux sinon des mains, huit réels partenaires érotiques qui, de plus, ne lui donneront aucune assurance quant à son identité sexuelle. En effet, autant d’hommes que de femmes se partagent ce palmarès. Mais avant ces accomplissements plus ou moins réussis, il lui faut traverser une scolarité chaotique, puis une vie universitaire de second ordre parmi les collines aux pieds de l’Himalaya. Là, Moti et sa femme Titli lui offrant contre rétribution ses premières expériences assez peu gratifiantes et pourtant destinées à durer, à s’amplifier, il devient professeur de lettres classiques. D’abord « célibataire bisexuel doté de quelques traits de vieux garçon », il copule avec sa logeuse, avant d’épouser sans amour une musicienne divorcée, Kamala, avec qui il ne couche que huit fois en trois ans. Il devient néanmoins père au moment où Moti retrouvé lui tire une balle de calibre 22 près de la clavicule. Une douteuse réputation l’environne. Malgré sa jeune femme bien sous tous rapports, que sait-on de lui ? Imagine-t-on que Titli « s’assoie nue sur son visage en psalmodiant tranquillement après lui » des phrases associant « le désir à la fumée, la pénétration au chant mystique, la vulve jaune au combustible, le phallus au bout rouge à la braise (…) l’orgasme à la flamme vive et le sperme à l’oblation »…
Si le nirvana est bien l’extinction du désir, l’on peut se demander si le nirvana de Bhola n’est pas dans son irrépressible désir, y compris non satisfait, y compris sa « dépression » finale, puis dans sa tragique et libératrice extinction par le moyen du suicide. C’est un de ces personnages qui gâchent tranquillement leur vie, qui ne sont riches que de fantasmes ; seul l’écrivain a su faire quelque chose de cette vie, sa vie, si l’on en croit l’aveu selon lequel il s’agirait en partie d’une autobiographie.
Tout cela est bourré d’humour. On aura du mal à résister aux déboires de Bhola déféquant dans le bureau de son professeur de gymnastique, ou à son attaque d’herpès génital. Bien que guère reluisant, sinon répugnant, victime de sa libido et de grotesques et obscènes concours de circonstances, le personnage entre en empathie avec le lecteur. Mais, au-delà de ces aventures drolatiques, déjantées et inconvenantes d’un antihéros qui en font un roman de formation pétri d’autodérision, il s’agit là d’une lecture en coupe de la société indienne et de ses classes moyennes. Les différences sociales sont cruellement marquées : quand il s’agit de mendiants « la police arrivait très vite pour les riches ». Les langues, hindi ou anglais, marquent le niveau d’éducation, les mariages sont arrangés par les parents, l’enfant en bas âge est confié à de désastreuses ignorantes, parfois capables de ponctionner ses artères pour des banques du sang… La satire sociale environne ce roman parfois burlesque d’une grave tonalité.
Nirvana mode
d’emploi
Upamanyu
Chatterjee
Traduit de l’anglais (Inde) par Lazare
Bitoun, Claude Grimal et Maryvonne Ssossé
Joëlle Losfeld
464 pages, 28 €
Domaine étranger Régime allégé
mai 2007 | Le Matricule des Anges n°83
| par
Thierry Guinhut
La vie sexuelle déjantée d’un Indien à la recherche de la pureté spirituelle, par l’endurant Upamanyu Chatterjee.
Un livre
Régime allégé
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°83
, mai 2007.