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Domaine étranger Avrils volés

juin 2007 | Le Matricule des Anges n°84 | par Delphine Descaves

L’unique roman de Joan Sales (1912-1983), écrivain catalan atypique doté d’une langue remarquable, est enfin disponible dans sa version intégrale hommage à l’insurrection de l’esprit dans sa quête des vérités de la guerre d’Espagne.

Gloire incertaine (suivi de) Vent de la nuit

On a beaucoup parlé ces derniers jours en France d’une lettre d’adieu écrite par un jeune homme de 17 ans à ses parents en 1941 avant de tomber devant les balles nazies, lettre exemplaire de sacrifice, dont pourtant certains jeunes intégristes d’aujourd’hui, formés à sauter dans la foule avec une ceinture d’explosifs à la taille ne bifferaient pas un mot, et contre laquelle s’inscrit ce roman volumineux portant la voix des survivants, ceux de la Guerre « civile » d’Espagne mais aussi de toutes les guerres qui ont et continuent de traverser notre siècle, semant atrocités, déportés et camps de réfugiés ou de concentration « de l’Algarve au Kamtchatka ». À lire cette lettre et son exaltation indissociable des circonstances, on oublie que le jeune Guy Môquet face au bataillon d’exécution perdit connaissance et que son frère de 12 ans mourut quelques jours après du choc causé par sa disparition tant l’apologie du sacrifice peut être entraînante et mobilisante, balayant le doute par sa radicalité, alors qu’il n’est pas, ne sera jamais l’argument contre la force brutale, en dépit de la promesse de gloire qu’il génère.
Et pourtant la soif de gloire est une corde sensible sur laquelle jouent les potentats, plus forte que tout du même ordre que la soif d’amour quand on a 20 ans nous transmet Joan Sales, fort de son expérience dans les bataillons républicains pendant la guerre d’Espagne, qui fut parqué dans un camp en France à l’instar des 265 000 réfugiés d’Argelès, Saint-Cyprien, ou Barcarès, puis, après un bref exil au Mexique, vécut à Barcelone sous contrôle de la censure franquiste, résistant de l’intérieur par son travail dans l’édition catalane, de traducteur, et son soutien à une communauté d’écrivains.
Une « gloire incertaine », comme l’indique le titre tiré de ces vers de Shakespeare que l’auteur, admirateur de Stendhal, trouva dans le Rouge et le Noir : « O, how this spring of love resembleth/ The uncertain glory of an April day/ Which now shows all the beauty of the sun,/ And by and by a cloud takes all away ! » beauté fugace du « jour de gloire » qui tarde à venir sauf à mourir jeune.
Fantasme de gloire qui mêle toutes obédiences politiques en un seul corps où l’on se joue des farces de potaches pour déjouer le chaos fratricide, et une réalité versatile les changements de camp sont nombreux et imprévisibles, car cette gloire humaine marché de dupes n’a pas de maître.
Un leurre d’autant plus sordide qu’il joue au mieux avec les fibres de la jeunesse, portée par l’espoir né ce mois d’avril 1931 où la Seconde République espagnole fut proclamée, après des années de dictature et vite démantelé par le coup d’État des généraux, les déchirements de la résistance, et les multiples actions « spontanées » de réquisition, confiscation des terres, et massacres de curés. Rêve débouchant sur une guerre définie qu’Arthur Koestler définira dans Un testament espagnol (1938) comme « faite de tragédies et non de batailles », mises en scène par Joan Sales avec verve, sans illusion sur leur épilogue : « Notre avril nous échappe, crois-moi, et cette saloperie de guerre nous le gâche complètement ; elle peut durer longtemps, assez pour nous entuber tous. Vous autres vous n’avez pas d’imagination ; vous vous figurez que ça, c’est comme une averse en été qui vous attrape en plein air mais qu’après viendra le potage au thym, le bon potage qui fume à la maison, une fois qu’on a changé de chaussettes et de chemise. Vous aurez un sacré potage au thym ! Ce qui viendra après, ce sera la nausée, mais tu n’en as peut-être pas entendu parler ? » Autant y renoncer prêche Soleràs, le seul des quatre personnages à y accéder et l’ironie de l’auteur se déploie au sein des monologues de cet être tourmenté, fou lucide assommant les autres protagonistes de ses prophéties vérifiées. Autant vivre et chercher le bonheur car « le malheur j’en vois trop le côté ridicule » vivre pour et par cette quête de la Joie qui animait Simone Weil à l’origine de cette citation, enrôlée précoce dans les brigades d’Espagne, aux côtés de Durruti vivre tiraillé entre « l’obscène et le macabre » entre le mystère impudique de la naissance et la mort qu’on oublie, vivre en faisant un « effort pour que la boue ne nous arrive pas aux yeux. Au moins les yeux hors de la boue ! Au moins les yeux ! Ne pas cesser de voir les étoiles… »
Un roman qui démonte avec lucidité les falsifications de l’Histoire travaillant une mémoire collective qui n’en finit pas de compter ses martyrs.
Gloire incertaine est un roman multiple : existentiel, catholique, libertaire et cru, roman polyphonique ouvrageant trois voix de narrateurs pour trois temps de la guerre les premiers mois au front vus par Lluis, nobliau Don Juan engagé sans conviction l’arrière évoqué par sa compagne Trini, fille d’anarchistes, témoin à Barcelone de ce que les combattants n’osaient pas savoir des massacres de prêtres aux journées de mai où communistes et anarchistes s’entre-tuaient. Temps de l’effondrement enfin du front républicain vu par Cruells, jeune pharmacien en attente de retrouver le petit séminaire et confident des guerres intérieures de ses compagnons de tranchée. Et une foule de personnages truculents, de tantes vieilles filles touchées par les visites de saintes, au chef de brigade pointilleux sur « la culture et l’hygiène » avec lesquelles « on peut tout faire ».
Pas un mot des 35 000 hommes des brigades internationales 10000 y restèrent tant Joan Sales tente de saisir déjà la complexité interne au conflit. Pas un mot de reproche pour le désintérêt des démocraties européennes renonçant à intervenir avant de signer les accords de Munich de 1938, car ce roman, résolument en contrepoint des « romans que les étrangers vont faire là-dessus ! Oh quels romans ! Des conneries monumentales, naturellement, mais tellement vendables ! » est le témoin de l’intérieur, le roman espagnol et catalan porté par la quête exigeante et sensible de la vérité d’un pays, renvoyant dos à dos vainqueurs et vaincus, démontant avec lucidité les falsifications de l’Histoire travaillant une mémoire collective qui n’en finit pas de compter ses martyrs. De ceux de la Fosse de la Pedrera, célébrant les fusillés par Franco le dernier en 1952 à ceux béatifiés par l’Église, et 498 béatifications supplémentaires sont prévues pour la seule année 2007.
Derrière la distance que Joan Sales voudrait instaurer, sa voix est exacerbation, à vif, d’un idéal jamais apaisé, partageant avec Bernanos et ses Grands cimetières sous la lune, ou Orwell et son Hommage à la Catalogne (dont est tiré le film Land and Freedom de Ken Loach), le dégoût profond face à cet appel fauchant une génération, ramenant les survivants sur le chemin étroit et solitaire de ceux qui ne sont pas morts avant leurs trente ans et luttent pour ne pas tomber « aux pieds du Mensonge, qui est le roi du monde » ou de l’étrange nostalgie ambiguë des champs de bataille.
La guerre d’Espagne a été vue comme une « guerre d’écrivains » tant ils étaient nombreux à témoigner du conflit l’historien Hugh Thomas recensait pour les seuls 2 300 Anglais engagés sur le sol espagnol plus de 730 romans, recueils de poésie, et récits publiés. Au cœur de cette prolifération, le roman de Sales a bien failli connaître lui aussi une Gloire incertaine. Paru la première fois en Espagne en 1956, dans une version expurgée par la censure et l’Imprimatur de l’Eglise, Gloire incertaine doit à Juan Goytisolo, catalan expatrié à Paris et lecteur chez Gallimard d’être publié en France en 1962 dans une traduction de Bernard Lesfargues qui vit le volume se dilater au fur et à mesure des ajouts et remaniements de l’auteur. En 1981, deux ans avant sa mort, parut la dernière des versions de ce roman en perpétuel mouvement augmenté par Le Vent de la nuit, investigation rétrospective du destin des disparus, hélas alourdie par ses considérations religieuses.
Reste un roman unique, où la frontière entre le bien et le mal est parfois peu discernable, qui enjoint à regarder « droit dans les yeux l’instant qui passe » et ne jamais oublier que l’Histoire s’écrit aujourd’hui.

Gloire incertaine
(suivi de)
Le Vent de la nuit
Joan Sales
Traduit du catalan par Bernard Lesfargues et Marie Bohigas
Tinta Blava
604 pages, 28

Avrils volés Par Delphine Descaves
Le Matricule des Anges n°84 , juin 2007.
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