L' Inventaire des choses
Une anthologie fait son choix : celui des noms, puis celui de titres. Celle-ci, publiée pour l’ouverture de la 9e Biennale internationale des poètes en Val-de-Marne, parvient à minimiser surtout le premier des deux inconvénients, en accueillant quasiment toute espèce de création que le (trop) polysémique vocable de « poésie » désigne de nos jours. Même le dénominateur commun du matériau langagier, qui semblait fédérer des tendances déjà assez antinomiques, se trouve visiblement neutralisé par quelques travaux dont l’imprimerie peine à rendre compte - si bien que l’ouvrage se résigne à proposer une capture d’écran d’ordinateur peu convaincante (à une ou deux exceptions près, cf. Philippe Castelin). Ce n’est pas que dislocation, éclatement, spatialisation et performance ne soient pas des moyens poétiquement corrects ; mais des expérimentations logicielles prétextant des chaînes de caractères - comme de tout autre menu objet graphique - pour produire des effets visuels relèvent en effet de « l’art hypermédia » plutôt que de l’écriture. Mais justement, la leçon que dispense ce volume à cause de son contenu hétéroclite est fort éclairante.
On constate d’abord une réelle vigueur d’un genre qu’on se plaît encore à dire élitiste, alors même que des œuvres aussi déjantées et fantaisistes que celle d’un Steve Dalachinsky, intraduisible mais qui vous réjouit de sonorités insoupçonnées, ou d’une Gwenaëlle Stubbe apparemment distante et méthodiquement hilarante, y prospèrent. Dans la même veine ludique et expérimentale, Alain Frontier déploie élégamment des phrases longues et parfaites, au vocabulaire choisi avec soin, pour épouser au plus près les mouvements de sa pensée. Le remarquable Estonien Elo Viiding réussit à inventer tout un espace langagier insolite et inconvenant à l’intérieur d’une colonne de vers. Aux antipodes de l’écriture abstraite, intellectuelle et métaphysique de Serge Pey, moins soucieux de séduire le lecteur que de capter les concepts d’éternité, d’infini ou de l’être en inversant toujours les rapports entre les choses : « Nous coupons le couteau / avec le pain ». Intensément pensée aussi, quoique davantage nourrie du concret, la poésie hispanophone de Joan Elies Adell : un verbe souple et préhensile qui s’empare avec aisance de toute sorte d’expérience ou de question, qui sait décrire et qui peut réfléchir. C’est le Portugal qui tient le haut du pavé, avec quelques femmes (dont beaucoup d’Ana). Ana Luisa Amaral, sobre et exacte, se passe avec bonheur de la métaphore comme de l’hyperbole. Ana Mafalda Leite puise la force étonnante de son verbe dans un lexique baroque que vient saisir une syntaxe dépouillée. Un seul poème d’Ana Paula Tavares, qui elle exploite la métaphore, donne un avant-goût trop peu nourri : « Tu étais l’animal cendré/ De l’entrelacement des limons… » Puis il y a Conceiçao Lima, dont « Chant obscur des racines » est une pièce de la plus haute trempe, longue et tenue sans faille sur une résolution poétique dont tout le monde n’est pas capable : « Moi qui si tard ai découvert dans ma bouche les canines de l’anthropophage… » afin « Qu’aucun idiome ne nous proclame insulaires de nous-mêmes ». Même podium ou presque pour Maram Masri, syrienne, dont le vers évoque quelquefois l’exigeante poétique des textes sacrés : « Allez ! Éloigne-toi un peu/ de mon chemin/ tu embrouilles mes idées ». Sylvie Gouttebaron, à côté de Sarah Kéryna, représente par contre la jeune poésie française, assez féminine et assez française : « Contre l’anéantissement je vais mettre reliefs/ et répétitions ».
Si on osait exprimer l’effet involontaire mais inévitable - nulle juxtaposition n’est innocente - de cette anthologie, on dirait volontiers que le français semble prêter la voix à des écritures autrement plus diluées et moins urgentes que ne le sont les traductions ; mais il a le génie de se faire la langue d’accueil.
L’Inventaire
des choses
Une anthologie
internationale
de poésie
contemporaine
Éditions
Action Poétique
201 pages, 15 €