Amsterdam : « L’Ile », ancien territoire appartenant à la « Compagnie royale des vapeurs néerlandais », ensemble d’entrepôts et de docks, est squattée depuis quelques années par des artistes et des marginaux venus de partout. « Soudain, par une journée ensoleillée de juin 1989, ils étaient là. (…) La Mutoid Waste Company était un groupe de trente hommes qui sillonnait l’Europe depuis une quinzaine d’années et s’installait partout où il y avait suffisamment de détritus : casses, usines, grandes villes… C’est dans ces décharges et autres terrains qu’ils trouvaient les éléments de leurs objets d’art - qui narraient l’histoire absurde de la société de consommation occidentale. Les gens de Mutoid Waste étaient des magiciens. » C’est à de semblables magiciens que nous devons les quinze textes réunis ici : chaque écrivain a répondu à sa manière au projet de ce livre, offrir « l’atlas » d’une « exploration subjective » de l’Europe, présenter aux lecteurs des lieux riches d’une « aura singulière », devenus « objets d’expérience esthétique ». Bien sûr ces textes sont de qualité inégale et diffèrent également par les choix littéraires : certains se livrent à une rêverie personnelle, d’autres sont plus objectifs et quasi documentaires, d’autres enfin offrent des sortes de récits romanesques en miniature, des « histoires ». Tous ont cependant en commun une même attention aux êtres et aux lieux, une empathie - parfois mélancolique, parfois mêlée d’une sorte de colère - envers ce qu’ils découvrent et tentent de décrire pour nous. Des photographies nous proposent aussi, entre chaque texte, des sortes de pauses méditatives : la plupart des photographes, nous indique-t-on, s’inscrivent en effet dans l’héritage du courant de la New Topographics, artistes américains qui, à partir des années 1970, prirent pour thème « la modification du paysage sur la toile de fond de son empreinte économique et culturelle croissante ». Saluons enfin le travail éditorial à nouveau admirable des Éditions Noir sur Blanc : de la reproduction des photographies aux textes de présentation des contributeurs, de la typographie à la couverture, jusqu’à l’absence presque totale de coquilles…
Suivons donc sur ces chemins écartés, en un itinéraire qu’aucune agence ne nous proposera (à moins que, justement…), ces explorateurs de l’absence et du passé : cette Europe-là est bien la « waste land » d’Eliot, la « terre gaste » de la post-industrialisation et de la post-modernité, qu’elle soit capitaliste ou communiste. Le Polonais Andrzej Stasiuk, à son habitude (voir Lmda N°81), nous conduit à la frontière de la Macédoine et de l’Albanie, dans une sorte de « décharge humaine », une ancienne ville minière à l’abandon où survivent des gitans, « une jungle postindustrielle avec sa tribu vivant de la cueillette » - de détritus et de ferraille rouillée ! Comme en écho (car le livre est riche aussi d’effets de miroir, d’antithèses ou de parallélismes révélateurs) la Croate Tatjana Gromaca parcourt les espaces vides de Rasa, en Istrie, « ville minière idéale » imaginée pour Mussolini par le grand architecte Finali et devenue un décor « métaphysique » à la De Chirico, exhalant désormais une sorte d’ « intemporalité » et de « tension intérieure ». À l’autre bout du continent, non loin du cercle polaire, le Norvégien Larssen part « à la recherche des Enfers », sur l’île de Vardo, Ultima Thulé « anorexique », lieu de légendes aujourd’hui presque déserté : « L’autoroute européenne E 75, qui commence à Sitia, en Crète, finit ici. Sur un tas d’ordures. Plus loin, il n’y a rien. » C’est une autre île, aujourd’hui submergée par le fleuve, que nous fait découvrir le Roumain Mircea Cartarescu. Joyau de verdure, paradis sur terre, « yacht de plaisir figé au milieu du Danube », elle était appelée Ada Kaleh par les Turcs qui y vivaient depuis les siècles de la domination ottomane, y confectionnant pâtisseries et cigares. Son fantôme subsiste sous les flots noirs - et sans doute « nous-mêmes et notre monde sommes profondément engloutis dans les eaux du temps et de la mémoire universelle, telle une Ada Kaleh qui ne sera plus jamais réelle. » Lídia Jorge, quant à elle, en une sorte de nouvelle vibrante, donne la parole à son aïeule, paysanne de l’Algarve, qui retrace la longue lutte des paysans pour l’acquisition et l’exploitation de terres - aujourd’hui en friches ou entre les mains des promoteurs de l’industrie touristique. Nombre de ces textes décrivent ainsi une sorte de destin absurde, barrant d’un trait les existences qui, dans ces lieux, durent survivre en s’épuisant, ou tentèrent de donner vie à leurs projets - mais, paradoxalement, ce n’est pas la mort qui l’emporte. En effet, ainsi que l’affirme Stasiuk, « la mémoire est la seule immortalité que nous pouvons nous payer. Ce que nous perdons nous permet de retrouver notre propre humanité. »
Last and Lost
Atlas d’une Europe
fantôme
Sous la direction
de Katharina Raabe
et Monika Sznajderman
Éditions Noir sur blanc
439 pages, 25 €
Essais Memento Mori
novembre 2007 | Le Matricule des Anges n°88
| par
Thierry Cecille
Dans l’attente (l’espoir ?) que se réveille l’Europe de Bruxelles et de Strasbourg, visitons cette autre Europe, celle des marges et des confins, celle de l’oubli et de la mémoire.
Un livre
Memento Mori
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°88
, novembre 2007.