Peu de poètes ont suscité de leur vivant autant d’études littéraires pointues et de recherches volumineuses. Paradoxe chez celui qui abandonna hypokhâgne par révulsion d’une analyse textuelle qui charcutait Nerval, et plus encore lorsque l’on se penche sur ses diffusions : hormis Quelque chose noir, paru en 1986, et les « pseudo-romans » de la trilogie de La Belle Hortense, son plus gros succès (commercial) sans doute, l’ensemble de son œuvre est loin de caracoler en tête des listes de best-sellers.
Des paradoxes, il y en aura d’autres. Si l’homme est humble - plutôt que de parler de lui, il préfère s’effacer derrière l’hommage - l’écrivain s’est mis à la tête d’une ambition qu’il qualifie lui-même d’ « entreprise inachevable ». Volubile, d’un parler droit, visage ouvert, corps tendu par le discours, sourires et rires en harmonie avec la joi des Troubadours dont il porte l’héritage, il peut opter pour le silence, et maintenir l’énigme - incarnant l’avertissement de Wittgenstein : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». Poète, il transgresse les frontières de genres. Car nul territoire de la littérature ne lui est resté intouché à ce jour - bien qu’il s’en défende lorsqu’on le lui rappelle. À la fin, il concède : « C’est un principe de l’OuLiPo, on attaque tous les genres » - oubliant d’indiquer que le Projet d’embrasser poésie-mathématique et roman en un seul Grand Œuvre date de 1961, six ans avant qu’il n’en rejoigne les rangs. Projet qui tient ses lecteurs en haleine depuis vingt-deux ans, par la narration de sa non-réalisation, sous forme d’épisodes à ramifications multiples, « les branches ». Celles d’un arbre dont on croit connaître la nature, dont il décrit l’essence, ses couleurs, la texture, la forme globale, mais dont il tait la substance - et dont la vision se dévoile dans un effet d’alternance de zooms et de reculs.
Réputé difficile et inclassable, Jacques Roubaud peut en décourager plus d’un - c’est bien le problème des étiquettes. De celles-ci, le bonhomme - « Mr Goodman » est l’un de ses alter ego - n’a que faire, ou bien se rit gentiment d’en être constellé. Et, par un principe de réfraction d’elle-même, l’œuvre de Jacques Roubaud connaît des publics multiples : lecteurs de poésie réticents à aborder les branches, aficionados de ces dernières, lecteurs exclusifs du cycle d’Hortense, lecteurs-auditeurs de l’OuLiPo. Autant de mondes possibles de lecteurs, en miroir des mondes possibles de langues que le poète explore, dans une vision embrassante qui fait de lui l’un des disciples les plus représentatifs de François Le Lionnais.
De fait, et malgré toutes ces publications de lui et sur lui, l’homme reste à bien des égards une énigme, proche en cela de l’idéal érémitique qui a nourri bonne part de ses recherches auprès des poètes japonais médiévaux. Par voie de conséquence, on aurait aimé rencontrer Jacques Roubaud chez lui, et, dans la veine de la description d’une cabane de bois dans Autobiographie, chapitre X, on imaginait un perchoir niché sur les contreforts de la Butte, en une rue-frontière du IXe arrondissement. Las ! Son éditeur lui-même n’y a pas accès, paraît-il.
Dans ce bar d’un hôtel parisien, l’homme qui arrive n’est pas sans parenté - il y a du vrai dans chaque tentative d’autodérision - avec celui décrit, en effet de signature à la Hitchcock, dans L’Exil d’Hortense : « grand, chauve, extrêmement intelligent et cultivé, distingué, au visage buriné par les intempéries du siècle ». On passera sur les détails vestimentaires du « pseudo-roman », volontiers drolatiques et sans rapport avec l’élégance simple, discrète, à l’anglaise, de ce féru des choses, humour, et lieux britanniques. En revanche le « cabas rouge sur lequel était écrit Big Shopper » est bien à ses côtés, ôtant toute équivoque. Il se prêtera au jeu de l’entretien avec la même infinie patience qu’il met à travailler une des œuvres les plus originales et protéiformes de notre littérature depuis bientôt quarante ans.
Le lieu lui plaît ou lui déplaît, on ne sait. Il cite d’emblée le nom d’un autre hôtel qui aurait aussi bien convenu - c’est qu’il donnait un séminaire de poétique pas loin jusqu’à sa dernière retraite. Car il en eut plusieurs. « Retraité de la mathématique », qu’il a enseignée dès 1958, il soutient une seconde thèse de doctorat d’État, en littérature cette fois dans les années 1980, le conduisant à une nouvelle carrière universitaire à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales - expérience qui illumine son visage de patricien romain d’un sourire joyeux. Il y prit indéniablement plaisir. Le titre en était « La forme du sonnet français de Marot à Malherbe ». Passion première qui ne s’éteint pas.
Provençal par son père, il est né en 1932 à Caluire-et-Cuire, aujourd’hui commune du Grand-Lyon, où Jean Moulin fut arrêté - et d’où sa grand-mère maternelle, Blanche Molino, active résistante décorée de la médaille des Justes, dut s’éloigner pour échapper à la Gestapo. La marque de la Résistance imprègne l’enfance. Non seulement par l’activité de ses parents - son père sera Président du Comité Régional de Libération du Languedoc et fondateur du journal Midi-Libre - mais par son esprit de refus de concéder. « Ce sont des années définitoires pour un enfant. On ne se rend pas compte de ce qui se passe, mais on voit bien qu’il se passe des choses bizarres. Un jour, mon grand-père, qui était très distrait, ne fait pas le code pour frapper à la porte, et on voit aussitôt deux jeunes gens qui étaient à table avec nous se lever précipitamment, sortir dans le jardin et passer par-dessus le mur. Ça amène, même aux enfants, certaines interrogations ! »
Sur l’appel de De Gaulle, pour cause d’ « Assemblée Consultative en vue de préparer les institutions de la IVe république » où le père est nommé, la famille déménage à Paris. Il en garde un souvenir « horrible ». À cette époque, la capitale n’a pas connu les grands travaux de ravalement qui lui rendront son aspect lumineux : les immeubles sont sombres, noircis de carbone, et, au cœur des restrictions, l’hiver 1944-45 est particulièrement froid. Mais surtout il s’y sent « confiné ».
Sa famille porte le sceau de la réussite par l’école de la IIIe République, véritable « friandise pour sociologues ». Un père orphelin boursier, entré à la rue d’Ulm. Il y rencontre l’une des trois femmes admises en 1927 - ce n’est que la deuxième année que l’institution ouvre ses portes aux représentantes du beau sexe. Leurs congénères s’appellent Simone Weil, Georges Canguilhem. Ils seront professeurs de lycée, lui de philosophie, elle d’anglais, débutent à Tulle, se fixent en 1937 à Carcassonne.
Héritage intellectuel qui lui échoit, a fortiori en tant qu’aîné, et qui aiguise ses dispositions personnelles à l’étude. Elève doué et précoce, il entre au collège « à pas tout à fait neuf ans », n’y trouve aucun mérite particulier, mais en conçoit un mouvement premier d’admiration pour son instituteur, « remarquable ». Des maîtres, il y en aura d’autres. Il puise au cœur des classiques une solide formation en littérature anglaise. Shakespeare, Lewis Carroll, Dickens. Apprends Hugo, Lamartine, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé par cœur. L’amour de la poésie est là, et la question de son accessibilité : « Mes parents me l’ont fortement indiqué dès la troisième en prenant connaissance de mes bulletins trimestriels : faire de la poésie, ils trouvaient ça très bien. Mais ils ne pourraient pas me nourrir éternellement. Il fallait que j’envisage les choses de manière un peu différente que d’écrire des poèmes pendant les cours d’anglais ou de maths ».
« Grand, chauve, extrêmement intelligent et cultivé, distingué, au visage buriné par les intempéries du siècle ».
Tout naturellement il aborde les classes préparatoires, qu’il abandonne rapidement, poursuit en lettres avec une licence d’anglais, bifurque vers les sciences, qui semblent lui offrir une double perspective : stabilité matérielle, et promesse de pouvoir combler sérieusement sa curiosité. Par l’entremise de son père, il a découvert Les Grands courants de la pensée mathématique de François Le Lionnais. Lecture qui le conduit droit vers le Traité du groupe Bourbaki.Premier coup de foudre pour la rigueur de leur invention d’écriture mathématique. La philosophie iconoclaste de ceux qui inventèrent de toutes pièces leur chef éponyme achève de le harponner : « C’est un peu l’effet pour un étudiant en mathématique du surréalisme pour un poète dans les années trente ou après la guerre, ça avait le même aspect de choc. J’ai suivi cette aventure et je me suis dit « Il faut que je comprenne ! » C’était d’ailleurs la devise du grand mathématicien allemand David Hilbert, qui disait : « Il faut comprendre, nous devons comprendre, nous comprendrons ! Chaque problème doit être attaqué de manière volontariste et ça marchera ». »
Choix fondateur, qui pourrait s’inscrire comme motif narratif de sa biographie, tant il semble à la source de ramifications et rencontres décisives. La révolution Bourbaki crée le désarroi chez les professeurs établis, provoque un appel d’air pour les jeunes diplômés, recrutés pour former leurs anciens. Il est chargé de cours à Rennes en 1958. Maître de conférence à Dijon en 1967. Bernard Jaulin, rencontré pendant son service militaire, lui parle de Chomsky, pointe l’amorce d’un pont entre ses deux passions : mathématique et langue ne s’excluent pas. L’approche prend toute son ampleur lorsqu’il rejoint les rangs de l’OuLiPo, où il crée près d’une dizaine de contraintes « officielles ». Sa maîtrise des nombres lui permet de se plonger avec délice dans l’analyse des sonnets, et de leur composition. « And so on »… Tout semble, dans sa vie comme dans ses écrits, relié à la mathématique. Parler littérature avec Jacques Roubaud, c’est aborder des concepts mathématiques qui provoquent le vertige. Mais le poète aime aussi se faire comprendre. Il explique, réexplique, illustre.
Choix, par certains côtés aussi, probablement salvateur face aux tentations du jeune poète qui se cherche. En ces années d’après-guerre, les surréalistes règnent sans partage ou presque. Il est fugitivement adoubé par Aragon, qui tente de voir en lui un dauphin ? disciple ? La chose ne sera pas tirée au clair : il quitte le groupe sur un refus de mêler poésie et politique. Un choix auquel il déroge peu - sauf dans un texte remarqué en 1995, contre Le Pen. De ces errances en quête d’initiateur, il retient surtout des ambiances, qu’il restitue avec force grimaces et ton parodique. Roubaud ne peut quitter sa peau de conteur. « J’ai commencé à m’intéresser à la poésie de mon temps en 49-50, donc les gens qui débutaient allaient voir les grands maîtres. Ceux qui ne voulaient pas se faire absorber par Breton ni par Aragon allaient voir plutôt Tzara ou Cendrars. Avec des amis, on allait voir Tzara, simplement pour l’écouter dire du mal de Breton ou d’Aragon. Une espèce de petit homme démoniaque, plein d’imprécations. Et puis Cendrars : il se fichait de nous, mais ce n’était pas méchant ! C’était un personnage impressionnant, qui avait été dada, l’homme qui avait corrigé les épreuves d’Alcools. » Mais les rencontres poétiques fraternelles se font attendre. Il écrit, apprend, s’égare, encore aux prises avec une posture de disciple. La voix personnelle tâtonne. « Je lisais Bourbaki, et je trouvais ça formidable, mais ce n’est pas faire de la recherche, c’est simplement être élève et rester élève. Avec les surréalistes, c’est pareil : je me mettais à faire du sous-surréalisme béat benêt, et pour longtemps. »
« Dans le milieu mathématique, je me cachais. Éventuellement, attraper des papillons ou jouer du violon, ce sont les seules choses qui sont autorisées. »
Le service militaire, en temps de guerre d’Algérie agit comme un détonateur. De manière improbable, en littérature, en lui faisant découvrir des auteurs allemands, boudés dans la demeure familiale. Il dévore La Montagne magique, Les Affinités électives, L’Homme sans qualités, La Mort de Virgile… en attendant sa feuille de route. De retour à Paris en 1961, il est bouleversé par la mort de son frère précédant de peu son retour à la vie civile. L’incidence poétique est radicale : « Je décidai d’abandonner définitivement le vers libre et de trouver la rigueur compositionnelle indispensable à ma « vita nova » poétique dans une forme fixe et contrainte. » C’est l’adoption définitive du sonnet. La contrainte choisie le libère prodigieusement. Il entre en poésie comme en résistance, écrit en secret de son entourage professionnel. « Dans le milieu mathématique, je me cachais soigneusement, parce que les mathématiciens ont le droit de faire des mathématiques et éventuellement d’attraper des papillons ou de jouer du violon, ou de faire de l’alpinisme ! Ce sont les seules choses qui sont autorisées. Le reste, ce n’est pas possible. »
À la rescousse de la solitude du poète, deux présences : la théorie des catégories inséparable de l’amitié pour Jean Bénabou, offrant l’opportunité d’aller plus loin qu’avec Bourbaki, et la plongée dans le monde médiéval des Troubadours : il rencontre Daniel Arnaut, Raimbaut d’Orange (à qui il emprunte le titre de La Fleur inverse, 1986). Un pacte se noue entre les poètes du XIIe siècle et leur lecteur : celui de la langue. « J’ai découvert à un moment où j’étais déjà très engagé dans l’étude des Troubadours en discutant avec mon père que dans notre famille on avait parlé provençal très tard, donc je me suis senti en territoire familial en quelque sorte. » Elle est « la langue d’origine, la langue perdue de l’âge d’or des langues, le jardin du parfum des langues dont Dante parle ». Une empreinte qui devient avec le temps une conviction : la langue et sa défense est le combat du poète.
Mais la clandestinité fait long feu : un an avant son intégration à Dijon en tant qu’enseignant, il a déjà envoyé son manuscrit à Raymond Queneau, directeur littéraire chez Gallimard. « J’avais entendu dire qu’il s’intéressait aux mathématiques. Je me suis dit : est-ce que dans Paris quelqu’un va pouvoir ne pas refermer immédiatement mon manuscrit en voyant le genre de choses auxquelles il fait allusion ? Je ne vois que Raymond Queneau donc je lui envoie mon manuscrit. Sans le connaître. » Signe d’appartenance…, recueil de sonnets construits autour d’une partie de jeu de Go (mais pas seulement), objet littéraire d’une complexité formelle telle que l’auteur offre quatre niveaux de lectures possibles en mode d’emploi. La réponse est immédiate sous la forme d’une invitation aux bureaux de l’éditeur, dont la fibre oulipienne vient d’être touchée au cœur. « Queneau m’a parlé de maths. On a beaucoup parlé de catégories, c’était quelque chose d’assez neuf qui l’intéressaient… Au bout d’une heure, je me suis levé pour partir et il m’a dit « Ah oui ! J’ai beaucoup aimé votre manuscrit, je le défendrai au comité de lecture. » J’ai eu trois lectures favorables, c’était le minimum nécessaire. Non seulement favorables, mais ultra favorables de Michel Deguy et Claude Roy. Et en même temps Queneau me dit : « Ce que vous faites dans votre livre, ça ressemble à des choses que nous faisons avec des amis, venez nous voir ». L’OuLiPo à l’époque était un groupe clandestin. »
Il y va. À l’issue de cette visite - qui le laisse ahuri - il est intégré, devenant en 1966 le premier membre non-fondateur du groupe. Il s’y sent chez lui, l’est toujours. L’année suivante, il coopte Georges Perec, sur la proposition de Queneau. Ami de sa sœur, Perec vient de recevoir le prix Renaudot pour Les Choses, et ça tombe bien « il ne savait pas trop quoi faire. » À partir de 1967, Jacques Roubaud publie chaque année. Des poèmes. Des essais sur les formes poétiques. Des nouvelles. Dans des revues : Change, Action poétique. Chez Bourgois, en collaboration avec Perec et le complice Pierre Lusson, un Petit traité invitant à la découverte de l’art subtil du go. Puis en 1970, Mono no aware, résultat de plusieurs années de recherches sur les formes poétiques japonaises. Peu de temps après, muté à Nanterre où il terminera sa carrière d’enseignant-chercheur en mathématiques, il redevient parisien à son insu. Les bases de sa pratique d’écriture sont posées : inspiration triangulaire du sonnet, des formes poétiques japonaises, du trobar et de l’amor de lonh des Troubadours d’où en résulte une voix/voie personnelle où le nombre et le nom toujours se répondent, déroulant les arpèges de la construction de nouvelles structures qui marquent la poésie contemporaine d’une empreinte singulière, dédiée au racontar.
Celle-ci trouve à s’ébattre dans d’autres champs littéraires, souvent en collaboration, et en hommage : la rencontre d’un Américain, après un voyage marqué par les lectures des Beat, déclenche une anthologie de poèmes Indiens avec Florence Delay, ils poursuivent avec plusieurs volumes tirés du cycle du Graal, dont une mise en voix théâtrale (2004), alliant humour et rigueur - comme toujours. Des poèmes pour enfants, sous contraintes, pour leur dimension pédagogique aussi, des ouvrages en réponse à l’inspiration suscitée par des artistes : Boltanski, ou le très beau Ciel et terre et ciel et terre, et ciel (1997) en hommage à Constable. Des traductions, des livres de la Bible, une mise en ballade de La Chasse au Snarck de Lewis Carroll, grand initiateur de l’enfance. Le poète partage ses coups de cœur, ses maîtres, s’en sert, les défend, mais toujours avec discrétion, en retrait.
Un même retrait qui se manifeste à l’évocation de la disparition brutale en 1983 de sa deuxième femme, la photographe Alix Chloé. Il publiera son Journal en 1984, en fidélité. Deux ans plus tard paraît le recueil Quelque chose noir. « J’avais écrit une série de poèmes qui s’appelaient « Si quelque chose noir » et elle a pris ce titre-là pour l’ensemble le plus important des photographies qu’elle a faites, une série de 17 photos. Dans le recueil de 1986, il n’y a plus le « si ». L’édition de Quelque chose noir aux Etats-Unis inclut les photos de l’exposition, les 17. »
En point d’orgue d’une œuvre déjà magistrale, le Projet, composé en trois parties poésie-mathématique-roman le lancine. Les circonstances de son échec, et de l’abandon de la partie roman, font l’objet du cycle de branches ouvert en 1985 par Le Grand Incendie de Londres (1989). Dans ce même tournant des années 80, date charnière, il s’essaie à des variantes : multi-roman, biographies fantaisistes de dédoublement de lui-même, pseudo-roman avec la trilogie des Hortense, crypto-bourbakiste et oulipienne… On se dit qu’il n’a rien oublié, rien laissé de côté : le champ de la littérature est labouré. Mais, régulièrement aux prises avec le « démon du renoncement », Jacques Roubaud, insatisfait de son rythme de travail (il commence pourtant ses journées d’écriture à 4 h), ne se délivre aucun satisfecit. « À un certain moment on réagit contre la tentation du renoncement, en se disant : bon ce n’est pas ce qu’on voulait faire, mais enfin c’est mieux que rien. Il y a une crise de modestie qui suit ça. Par exemple, toute la prose que je suis en train d’écrire pour essayer de comprendre comment, pendant 17 ans j’ai eu un projet démentiel, et que, ayant fini par établir à ma propre satisfaction ce qu’en était le plan de réalisation, je l’ai déchiré. Ce que j’ai fait après ce ne sont que des bribes. Mais à chaque moment la tentation de recommencer dans la même voie catastrophique existe. »
Pourtant, on ne peut s’empêcher de penser en l’écoutant que cette œuvre complexe, articulée autour de multiples axiomes et règles de construction, est autant l’espace vivifiant de sa force d’écrire, que le vecteur de l’engouement d’un public souvent interloqué par ses procédés narratifs. Des lecteurs auxquels Jacques Roubaud s’adresse volontiers directement, les incitant à trouver leurs propres lieux de souffle dans ses jeux de langage.
« C’est peut-être dû à la formation que j’ai eue enfant et adolescent de mes parents, de mes maîtres. Il y a un petit texte d’Emmanuel Kant : Qu’est-ce que les Lumières ?, qui devrait être appris par tout le monde, et dont la devise est : « ose savoir ». Il faut oser savoir et comprendre par soi-même. C’est ce que je considère comme une règle de vie raisonnable. »
Dossier
Jacques Roubaud
L’arpenteur éclairé
Poète marchant ses sonnets dans la ville, mesurant les métriques de ses vers, Jacques Roubaud est un polygraphe qui cache sous des allures discrètes la puissance d’un alchimiste. Parcours, forcément réduit, de son exploration sans concession de la langue.

