Je veux m’en aller… » Dans cette phrase, la première du livre, doit s’entendre toute la détresse du narrateur de Joseph Bialot. Sa détresse et, dans les trois petits points, toute sa volonté. Il est bien résolu à quitter cette maison de retraite, à ses yeux un mouroir, où la nature, selon son bon vouloir, accorde un sursis aux pensionnaires. Fuir cette « pouponnière de gâteux », Sébastien Lesquettes, surnommé Einstein par le personnel de l’établissement, ne pense qu’à ça. Trois ans qu’il est « parqué » dans cette « auberge de vieillesse », c’est plus qu’il n’en peut supporter. Il ne sait pas combien de temps il lui reste à vivre ; il sait, en revanche, qu’il veut être « vivant jusqu’au bout ». Cet « homme âgé en fin de partie » entend bien jouer ce final à sa guise. D’où cette évasion au petit matin, « ce désir fou de sortir de sa cage » et l’envie, aussi, de renouer avec Paula, son grand amour. « Je m’en vais ! » Ainsi commence la cavale d’un vieil homme dont le présent désir est de vivre au présent une dernière fois.
Dès le début de sa fugue, Bastien sympathise avec « Laurent le driver ». Ce sera son chauffeur et, d’une certaine façon, son psy, « oreille neutre » qui va l’écouter attentivement. Car ce trajet en compagnie de Laurent lui donne l’occasion de se raconter sur tous les tons et sous toutes les coutures. Comme si l’évasion avait aussi libéré les souvenirs, le passé fait irruption dans le présent. Ainsi, sur le chemin qui l’emmène vers Paula, des visages sortent de l’ombre, des ombres revivent, des silhouettes reviennent, des voix résonnent. « Je replonge dans le passé. Laurent m’écoute ». Ce flux, ce flot d’images se déverse dans un désordre presque fiévreux. « Ça vient tout seul, sans efforts, je crache mes souvenirs ». Et chaque souvenir en appelle un autre, et un autre encore, faisant défiler le film chronologique d’une mémoire tantôt douloureuse, tantôt douce et chaleureuse. « Laurent ne pose aucune question. Il attend que je continue ma vidange, que je balance les mille tonnes que je traîne avec moi, l’immense baluchon qui m’a poussé à tracer la route aujourd’hui ». Et le baluchon fait son poids, le poids de l’Histoire. Bastien raconte la poisse des années noires, « l’apprentissage de l’horreur », de la perte, de l’inacceptable. Mémoire du pire qui ne s’enseigne sans doute pas, indigents que sont les mots pour la transmettre, mais qui renseigne sur le mal que l’homme peut faire à ses semblables. Dans cette remémoration enfiévrée et effrénée, tout s’enchâsse, l’historique et l’intime. Ainsi son histoire d’amour fusionnel avec Paula, véritable récit dans le récit, parenthèse enchantée, cette Paula qu’il s’en va retrouver. La communion des êtres, la communication des sentiments, l’alchimie secrète des passions, c’est là un des plus touchants passages du roman
Monologue au long court, ce roman de Bialot est poignant, même si, par moments, il pèche par excès au plan du style. Son phrasé, ici un parlé, est parfois trop étudié, trop écrit disons, le style desservant alors l’intensité ou la sincérité du propos. Pour le reste il se dégage de l’ensemble une vive émotion. Est-ce parce qu’on croit deviner qu’il y a une forte imprégnation autobiographique dans cette évocation d’un passé qui ne passe pas ? Bastien reflète sans doute pour une bonne part l’auteur, né en 1923. Bien malin qui dira où passe ici la frontière entre le vécu et la fiction. Ce qui est sûr c’est que ce roman est une leçon de mémoire. On arrive peut-être à vivre en paix avec sa conscience, dit Bialot, rarement sans plaies. Quand bien même serait-on tenté d’oublier, les dépouilles et les effigies que chacun porte en soi, cicatrice au corps, « balafre au cœur », nous rappellent à l’ordre de la fidélité. « Cavale pour retrouver ce que l’on est », remontée dans le temps, ce livre est une récapitulation qui refuse notamment la capitulation devant un présent oublieux. Chez un homme capable de mémoire, c’est le temps tout entier qui va et vient dans l’instant.
Le jour
oÙ Albert
Einstein
s’est échappé
Joseph Bialot
Métailié
175 pages, 10 €
Domaine français La grande évasion
février 2008 | Le Matricule des Anges n°90
| par
Anthony Dufraisse
Flirtant avec le témoignage, ce roman de Joseph Bialot est un hymne à la mémoire vive, au désir de vivre, au désir tout court.
Un livre
La grande évasion
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°90
, février 2008.