Peut-on dans nos sociétés concilier une profonde aspiration à la beauté et la poésie en jouissant « d’une vie aisée et désinvolte » ? C’est le dilemme de Martin. Ce jeune homme issu de la classe moyenne britannique travaille au cœur de la City. Comme partout la vie de bureau y est plutôt médiocre. Mais il y a la grande ville. Martin veut mettre sa vie en harmonie avec Londres : le Londres du début des années 80, celui des années Thatcher et leur frénésie de consommation. Il y découvre une gamme très riche de « représentations visuelles et de pulsations émotionnelles » propres à satisfaire son sens de l’esthétique. Martin dont les héros ont pour noms Gatsby et Lord Henry Wotton se met en quête des plaisirs les plus raffinés. Le décor des boutiques « haut de gamme » dont les enseignes résonnent en son esprit, telle une interminable poésie, l’acquisition de produits coûteux, tout l’enchante. « Ses aspirations, ses enthousiasmes et son sens de l’esthétique étaient tous liés à la ville ».
Martin réalise pourtant que les sensations offertes par la cité, aussi intenses soient-elles, ne peuvent combler sa quête d’absolu. « Comme tous les esthètes, il ne connaissait que les extrêmes. Entre ces extrêmes s’étendait un bourbier d’anxiétés ». Jusqu’au jour où il rencontre Marilyn, une jeune femme « à la perfection romantique ». Futile et adorable, elle personnifie pour lui sa conception de l’harmonie. Il vit leur relation comme une consécration. Tous deux partagent la même passion de la ville et avec la même intensité. « Le talent inégalé de Martin et Marilyn en matière de shopping, lequel à beaucoup d’égards constituait le véritable fondement de leur relation, incarnait bien plutôt qu’une activité routinière ou une corvée, une exploration savamment chorégraphiée de leurs envies ».
Michael Bracewell, l’auteur d’Une époque formidable (Le Dilettante, 2002) dresse un tableau idyllique de ces deux jeunes gens satisfaisant tous leurs goûts jusqu’aux plus sophistiqués. Mais il nous révèle vite leur vulnérabilité. Martin et Marilyn font penser à Jérôme et Sylvie des Choses de Georges Perec, ce jeune couple parisien des années 60 qui rêvait d’une vie entourée de beaux objets. Mais si Perec avait su rendre ce couple sympathique Bracewell lui, et c’est une prouesse, réussit à nous émouvoir. Martin et Marilyn sont incontestablement très égoïstes et leur comportement particulièrement agaçant. Pourtant, leur existence nourrie d’illusions et de plaisirs superficiels est décrite de façon extrêmement touchante. Leur personnalité mêlant naïveté et sentimentalité ne les arme certainement pas pour le succès sans fin et la réussite matérielle ascendante au sein de ce « bouillonnement d’argent » que Londres est en réalité. Michael Bracewell dont le style alliant légèreté et élégance peut être comparé à celui de Fitzgerald, démonte les mécanismes subtils de la séduction exercée sur de jeunes adultes par « un univers structuré en miniature, peuplé d’horreurs et de merveilles ». Martin et Marilyn vont sombrer… « Trop enfermés dans un système pour en détecter les effets anesthésiants », leur parcours devient dérisoire et pathétique. Toutefois ils réussiront à reprendre pied. Mais Martin ne pourra s’empêcher de projeter sur leur enfant à naître son « éternelle » quête esthétique : « celui-ci serait vêtu d’habits exquis tels que Martin en avait repérés dans les boutiques les plus chères… l’enfant serait exposé à la beauté ». La tendresse, la sensibilité de Martin restent captives d’un schéma qu’il ne cesse de reproduire. Loin des clichés sociologiques habituels l’expression des rêves de cet « éternel jeune homme » constitue une interrogation toute de finesse sur notre asservissement aux illusions mercantiles.
Un éternel
jeune homme
Michael
Bracewell
Traduit de l’anglais par Robert Davreu
Phébus
393 pages, 23,50 €
Domaine étranger Martin le magnifique
avril 2008 | Le Matricule des Anges n°92
| par
Yves Le Gall
Le jeune homme de Michael Bracewell succombe à la fascination d’un mode de vie exclusivement voué à la satisfaction de ses goûts et désirs.
Un livre
Martin le magnifique
Par
Yves Le Gall
Le Matricule des Anges n°92
, avril 2008.