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Domaine étranger Un air de famille

avril 2008 | Le Matricule des Anges n°92 | par Benoît Legemble

Aux confins de la mémoire, l’écrivain autrichien Arno Geiger explore sur trois générations les méandres de l’existence et esquisse une fresque familiale entre gris clair et gris foncé.

Le roman de Geiger va-t-il faire sensation en France ? La question paraît légitime, et la réponse toute trouvée. Même s’il s’agit là d’une première traduction par Olivier Le Lay (qui officia notamment pour les Enfants des morts, d’Elfriede Jelinek), Arno Geiger n’en est pas à son coup d’essai. Né en 1968 à Bregenz, un petit village situé à la pointe du lac de Constance, côté autrichien, le romancier grandit tout près de là, dans le village de Wolfurt où il vit toujours aujourd’hui une partie de l’année. Influencé par la tradition humaniste, il mènera des études de germanistique, d’histoire ancienne et de littérature comparée à Innsbruck et Vienne, avant de se lancer comme écrivain en freelance. La consécration vient trois ans plus tard, lorsqu’en 1996 il est invité à prendre part au prestigieux prix Ingeborg Bachmann qui récompense les écritures les plus novatrices du moment. En 2005, les libraires allemands lui décernent le Deutscher Buchpreis pour son roman Es geht uns gut (Tout va bien), qui paraît aujourd’hui.
Le roman raconte l’histoire de Philipp, qui vient d’hériter de la maison de ses aïeux. On est en 2001. Philipp est désabusé, ne sait que faire de cette masure qui semble l’aspirer, pleine du poids des souvenirs des générations passées. Très vite, il sera question de partir à la rencontre des fantômes qui peuplèrent jadis le lieu. Il y eut Alma et Richard, le couple de grands-parents. Richard était un homme ambitieux qui fréquenta les cercles d’influence et fut même ministre dans le premier gouvernement autrichien d’après-guerre. Quant à sa femme, elle subit la trajectoire imposée par son époux, se réfugiant souvent dans sa passion pour l’apiculture pour éviter les coups d’éclats : « D’un côté l’incarnation du parfait patriote, à qui des puissances contraires rendent la vie dure et qui ne peut s’empêcher de craindre que l’esprit impur (…) ne s’insinue dans l’âme autrichienne. De l’autre la femme au foyer déjà concassée par le moulin du mariage, arêtes un peu émoussées, qui se tient soigneusement à l’écart de tous les conflits ». Ensemble, ils ont eu deux enfants : une fille, Ingrid, et un fils, Otto. Ce dernier meurt très tôt, laissant planer le sombre spectre du deuil sur la demeure familiale, prodiguant dans la bouche des anciens un goût de cendre qui est avant tout celui de l’inachèvement. Des vies gâchées, donc, et avec ça l’incertitude d’avoir bien éduqué ses enfants. Par exemple : que fait Ingrid avec Peter, ce bon à rien ? C’est du moins ce que pense le père. Les relations peu à peu se délitent. Le sentiment de l’échec se renforce, car Tout va bien est ironiquement un roman du ratage intégral.
À l’image de l’adultère de Richard, coureur invétéré, découvert par Alma au soir de la vie, alors que son mari est devenu sénile. Pourquoi n’a-t-il rien dit ? Pourquoi avoir choisi Frieda, la nourrice, que Richard congédiera par la suite pour limiter les dépenses de la famille et effacer les dernières traces d’une idylle devenue trop encombrante ? L’image du bonheur passé prend alors des allures de carton-pâte, comme un trompe-l’œil superficiel et mensonger. Empreint de tristesse, le roman raconte ainsi la décomposition des rapports humains, la désagrégation progressive et l’inévitabilité de la perte. Ne reste alors que la nostalgie des jours heureux que se remémore Alma : « Je me souviens encore du jour où on s’est rencontrés, alors on était un peu plus jeune qu’aujourd’hui, aussi jeunes que le siècle, (…) tu as dit que la vie était une vallée de larmes, une chose absurde (…). J’ai toujours espéré de guérir de ton pessimisme ».
Mais l’échec prend des formes multiples. Il est aussi celui des parents, impuissants face à la révolte des enfants. Sissi, par exemple - la fille de Peter et Ingrid - vient incarner cette force de contestation qui est également une cristallisation de la débâcle de l’autorité. Aujourd’hui, c’est Philipp qui s’enlise dans une existence marginale. Même sa relation avec la belle Johanna n’a ni queue ni tête. D’abord parce qu’elle ne comprend rien à rien. Ensuite parce qu’elle est mariée et que Philipp est voué à jouer les seconds couteaux. Plus encore, Johanna est cette maîtresse annonciatrice de lendemains qui chantent, qui pourtant brille quotidiennement par son absence. Alors Philipp s’enfonce, désespère de retenir l’étincelle du moment, la beauté évanescente des corps qui s’entrelacent comme pour mieux disparaître : « Dans cette position il se met à réfléchir à quelque chose qu’il a lu Dieu sait où : que certaines sensations se fixent pour toujours sur la peau (…). Il voudrait que sa main fût douée de mémoire et pût retenir le relief des seins de Johanna, et la sensation que ce relief produit. »
Cette obsession pour la mémoire, on la retrouve à la base du roman de famille que nous propose Arno Geiger. En effet, la narration multiplie les flash-back dans un ordre qui pulvérise la chronologie traditionnelle. Comme s’il s’agissait de multiplier les aller-retour dans l’histoire familiale, et à travers ce mouvement de créer un roman de la mémoire, par opposition à l’Autriche comme pays « à la mémoire courte. Un pays où, sitôt entré, on doit ou l’on peut déposer le passé, selon la situation dans laquelle on se trouve. » La situation qui légitime le récit renvoie ainsi à cette réflexion sur le passé : Philipp refuse de penser à ses aïeux, de déterrer les cadavres inavouables qui peuplent la mémoire familiale. À commencer par Peter, son père qui fréquenta en 1945 les jeunesses hitlériennes. Geiger stigmatise donc cette espèce de schizophrénie autrichienne dans le rapport à l’Histoire dont parlait Robert Menasse dans son essai Le Pays sans qualités, intitulé ainsi en référence à Musil. Geiger cristallise ce morcellement de l’Histoire dans la forme même qu’il donne à son roman. Et en déconstruisant la chronologie, il vient nier l’idéologie progressiste.
Et s’il fallait une dernière raison de lire Tout va bien, on la trouverait certainement dans sa propension à faire revivre sous nos yeux ce « Monde d’hier » dont parlait Stefan Zweig dans son roman éponyme. Une époque révolue que présentifie le roman de Geiger en mettant l’accent sur la fracture, c’est-à-dire sur ce moment-clé où la grandeur patricienne de l’empire austro-hongrois vole en éclat pour laisser place à un espace du trauma et de la déréliction qui est celui d’après 1945. Il s’agit bien ici de raconter le processus de désenchantement d’un monde qui est au bord de l’abyme, de procéder à une radiographie et de sonder le gouffre - bref, de dire les nombreux changements qui agitent une Autriche tourmentée. À commencer par l’invasion du pays par les troupes allemandes : l’Anschluss comme un cataclysme, et avec lui le glas des dernières espérances : « Le bilan est simple. Désordre et bouleversements tout au long d’une vie imprévisible, tous les cinq ans une nouvelle forme d’Etat et de gouvernement, nouvelle monnaie, nouveaux noms de rue, nouvelles formules de politesse. Permanence du chaos. »
Plus que jamais, Tout va bien se veut le roman convulsif des turpitudes qui agitent un vingtième siècle au bord de l’asphyxie. Chacune des trajectoires adoptées par les personnages se veut l’illustration brillante de cette impossibilité de l’élévation, comme si chacun était devenu la victime d’une gravité indépassable - une marionnette désarticulée marquée par les blessures secrètes d’une existence fangeuse : un décès, des enfants qui partent trop tôt, la maladie. Autant d’événements qui font partie du cycle immuable de la vie mais qui montrent des personnages désarmés face aux choses indicibles du quotidien. Ne reste alors qu’à confronter l’histoire individuelle à l’histoire nationale, à chercher dans la destinée collective des marqueurs qui viendraient donner un sens à toute cette mascarade : la guerre, l’indépendance nationale ou la lutte contre le capitalisme et la misère des masses. Des repères comme l’ont été le Che pour Sissi. Des modèles, en somme, à moins qu’il ne soit question de rencontres humaines, comme c’est le cas avec Atamanov et Steinwald, les ouvriers de Philipp que ce dernier veut convaincre d’emmener avec eux en Ukraine, pour mieux se dérober à l’isolement et à la solitude d’une vie devenue trop pesante.

Tout va bien
Arno Geiger
Traduit de l’allemand
par Olivier Le Lay
Gallimard
426 pages, 21

Un air de famille Par Benoît Legemble
Le Matricule des Anges n°92 , avril 2008.
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