Que le lecteur se détrompe : derrière un titre très fleur bleue et une histoire d’amour romantique à souhait, le monde de Stifter (1805-1868), très souvent il est vrai réduit à la mentalité conservatrice du Biedermeier, est pourtant marqué du sceau singulier et déroutant de ce qu’en magie on appelle le charme. Comme dans L’Homme sans postérité ou L’Arrière-Saison, les personnages de celui qui resta profondément attaché aux paysages de forêt de sa Bohême natale, partagent un goût pour les longues marches, les promenades - une façon propre et inoubliable de distendre à l’infini le temps pour en montrer le mouvement et le transformer en espace.
C’est précisément au gré de ses pérégrinations dans les Alpes autrichiennes qu’Albrecht, un jeune peintre viennois « assoiffé de beauté », envoie à son ami Titus une série de lettres recueillies chacune telles des fleurs sauvages : primevère, violette, campanule… Dix-huit fleurs au total, pour dire la force et la pureté de ses admirations, à commencer par Angela, une créature au cœur simple et noble, dont l’apparition revêt pour le narrateur, l’empoignement immédiat, éblouissant, de la reconnaissance amoureuse : « Depuis mon enfance, explique-t-il, j’avais toujours eu en moi quelque chose, comme une belle et mélancolique poésie, sombre et à demi inconsciente, s’essayant à des rêves de beauté - ou bien en d’autres termes, un ange encore dans les limbes, un trésor bien caché que même la musique ne parvenait pas à mettre au jour - à cet instant-là, cette chose était visible devant moi, à deux coudées de mes yeux. » La prose à voix unique de Stifter n’est pas seulement dans sa manière visuelle, incantatoire à force de précision, elle est aussi dans ce rythme calme et serein où le regard peut silencieusement « passer en revue toutes les beautés, vivantes ou inanimées » - du plus dérisoire brin d’herbe au plus grandiose coucher de soleil. Ainsi de cette description, vibrante de ferveur, de la nuit qui tombe sur la ville où palpite à l’abri, le cœur de la bien-aimée : « [La nuit] avait d’abord doucement déployé sur tous les toits le grand drap du sommeil, et lorsqu’elle eut apporté partout le repos, lorsque le silence fut venu, alors très haut, au-dessus des couches des hommes ensevelis, elle a détaché de son sublime voile funèbre un pli puis l’autre, qu’elle a enfin laissé pendre, lourds et amples, du haut du ciel. » Souple, élégante, la mise en mouvement du corps dans les lieux est aussi ce par quoi la solitude s’éprouve comme expérience et s’adonne à l’exploration d’une imagination qui vagabonde à travers monts et vallées. Chez Stifter, il revient aux paysages d’enregistrer et de révéler les mouvements de fond de l’existence. La végétation, la qualité de l’air, du ciel, de la lumière et du silence…, la nature opère comme le miroir de toutes ces « formes évanescentes de petites pensées », d’intuitions et de « bijoux d’émotions », de toutes ces perturbations infinitésimales qui traversent l’âme du protagoniste, parfois même à son insu, et bouleversent la tonalité des humeurs de sa chimie affective.
Fort de cette confiance vouée à la nature, tout le cœur moral de l’écriture de Stifter se présente comme un argument en faveur de la solidité du lien entre les êtres, les choses et les sentiments, et partant, d’une fidélité à l’âme qui ne se réclame que de sa sincérité. Et pourtant - le fait est remarquable chez un auteur tout entier conquis à la « loi de la douceur » des choses - la maîtrise de soi, la pondération dans le jugement n’est pas exempte de faille dans ce texte hanté par le thème du double, du sosie. Ainsi de ce brusque accès de jalousie qui étreint notre homme de bien quand il surprend Angela avec un autre. Le malentendu aura beau mettre du temps à se dissiper, l’amour ne s’en imposera que davantage, la souffrance endurée magnifiant la noblesse des sentiments et leur donnant cette beauté sublime « comme cette larme que l’on trouve souvent à l’intérieur d’un cristal »…
Fleurs des champs
Adalbert Stifter
Traduit de l’allemand par Sybille Muller
Circé, 138 pages, 16 €
Domaine étranger Un supplément d’âme
avril 2008 | Le Matricule des Anges n°92
| par
Sophie Deltin
À travers le récit d’une rencontre amoureuse, l’Autrichien Adalbert Stifter sonde les climats variés du cœur chez des êtres à la grâce morale irréfutable.
Un livre
Un supplément d’âme
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°92
, avril 2008.