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Poésie Juliau la physicienne

juillet 2008 | Le Matricule des Anges n°95 | par Emmanuel Laugier

Depuis près de trente ans, Nicolas Pesquès scrute la face nord de Juliau, colline ardéchoise, donnant à l’espace où elle s’étend la syntaxe endurante d’une langue qu’elle n’a pas.

La Face nord de Juliau, cinq

La Face nord de Juliau, six

Le mont Juliau, Nicolas Pesquès l’a devant les yeux depuis ses 25 ans. Il s’étend devant la maison familiale avec une douceur que ses flancs ras lovent comme une peau de bête. La légende qui veut que César ait rassemblé ses troupes à ses pieds avant de conquérir la Gaule est bien loin. La colline ardéchoise a changé, le désir d’écriture s’est imposé lui aussi avec ces changements, en concomitance avec la lumière qui assombrit ses pentes, ou les surexpose d’un jaune maïs à la matité dure. Juliau ne sera jamais pourtant objet d’éloge, plutôt le lieu hors de tout lieu qui impose un rapport au monde et au langage. On pense à André du Bouchet et aux paysages de Truinas, aux glaciers qu’il traverse ailleurs. C’est en 1980 que Pesquès ouvre le chantier, avec un premier texte, « La face nord de Juliau ». L’écrivain le sait déjà interminable. De cette lente incubation de sensations perceptives, - mémoire tant géologique que géographique - naît une expérience de Juliau dont le saisissement écrit renvoie à la force agissante du langage lui-même. Pourtant Juliau n’est ni spectrale, ni simple fantôme linguistique, mais physicienne, jusqu’au « surjaune » des champs de genêts qui ouvrent les volumes cinq et six. Juliau est seule et Nicolas Pesquès lui ajoute sa fidélité descriptive, comme Cézanne à la Sainte Victoire. Motif irréductible d’un « il y a », qui forme son endurance, et une politique de la poésie comme expérience.

Votre premier livre, La Face nord de Juliau, a été publié en 1988. Depuis, le cycle Juliau représente près de 80% de la matière de votre travail d’écriture. Comment ce motif s’est-il imposé à vous ?
Il n’y a pas eu de décision mais une réponse à une injonction d’écriture face à la puissance du motif. Je ne sais jamais si ce que j’écris pourra devenir un livre. Le poème va, sans programme ni préconception parce que c’est cela sa méthode, ce qui ne veut pas dire qu’il travaille sans contrainte, loin de là, mais « Si je pense, patatras, tout fout le camp », dit Cézanne.

Écrire sur, ou à partir de, cette face nord, exige peut-être de l’arpenter, d’y marcher ?
Justement, il s’agit d’écrire la colline - pas sur ni à partir de - mais de faire ce que Cézanne a fait en peinture avec la Sainte Victoire ; et donc bien sûr de lui consacrer du temps, physiquement, dans tous les sens qu’implique ce mot. Cela signifie que cette aventure ne peut pas ne pas questionner profondément, assidûment, intensément ce avec quoi elle travaille et ce par quoi elle a lieu : le langage. Au fil des ans, je suis de plus en plus stupéfait par les performances du langage : ce qu’il fait au paysage et à nos corps, ce que le paysage lui procure, lui permet. L’énorme responsabilité qu’il a des liens qui nous attachent, au monde et les uns aux autres. En sorte que tout travail qui enquête sur la nature de ces liens a une dimension inévitablement politique. Pour moi, elle est vitale. Ce serait un travail de l’ordre de « ce que parler veut dire » mais interne à la langue et propre à un seul corps. Une sorte d’apprentissage des pouvoirs de la parole lorsqu’on la soumet à une vivisection en prenant soin de ne pas identifier les mots et les choses. Contre ceux qui aiment leur fusion, s’en tenir à la matérialité et à l’autonomie du verbal me paraît sain et salutaire.

Travailler sur le motif, est-ce que cela a à voir pour vous avec une quête de la description absolue ?
Quand on écrit, je pense que d’une certaine façon on ne cesse pas de décrire : que ce soit le chemin d’un regard, d’une pensée, d’une phrase. On suit quelque chose, on entre en filature. C’est ce transport dans le langage et par lui qui constitue le cœur du travail.
La colline, au fond, tout le monde s’en moque, à part les riverains et quelques visiteurs ; pour tous les autres, ce qui compte, au mieux, ce sont les livres, c’est-à-dire la façon verbale dont le monde vient dedans. Des livres et une colline, ça ne sera jamais la même chose mais je garde toujours Juliau dans la mire parce que seul le monde m’intéresse, que nous n’en avons qu’un et que je souhaite le tenir le plus à l’écart possible de toute fiction, de toute diversion.

N’est-ce pas un leurre ?
Je pense que l’illusion, et elle est souvent magnifique, est celle de la littérature en général. Je ne pense pas qu’on puisse attraper quoi que ce soit avec le langage, il est avant tout une entreprise de dessaisissement. Les mots ne nous donnent pas les choses, ils nous les enlèvent ; ils nous les enlèvent pour les dire, et les dire c’est les faire être autrement. Entre la colline que je vois et les phrases que vous lisez, la distance est aussi immense et l’opération aussi radicale qu’entre la Sainte Victoire aixoise et les rectangles de toile peints par Cézanne.

N’y a-t-il pas dans ce travail d’approche quelque chose qui, à un moment, n’appartient plus à la colline elle-même ?
L’objectif est d’inscrire le motif dans la langue compte tenu de la séparation qu’elle produit et qui la fonde, compte tenu de la puissante abstraction qu’elle effectue. Au fond, je n’attire la colline que dans l’éloignement de l’expression, que par ce détour qui va la toucher, mais elle disparaît dans les phrases qui la visent et je ne saurai jamais ce qu’elle est puisque je ne fais qu’augmenter la masse langagière qui m’en sépare. Tout autre approche creuse à sa façon un fossé analogue pour fourbir une autre montagne - picturale, géologique, agricole etc. - en sorte qu’à la fin on peut douter de l’existence d’une montagne première : origine qui fera à jamais défaut.

Vous parlez souvent de la jouissance qu’il y a à aller vers Juliau, à l’écrire. Une sexualité, une crudité s’immiscent dans vos mots. Juliau est votre origine du monde ?
C’est le langage qui, comme nous, comme tout, est sexué. L’écriture, qui reste un travail corporel, est donc constamment érotisée, à plus forte raison quand on aime son motif. Écrire puise et brûle aussi cette énergie-là. Je sais, et certains lecteurs/lectrices y sont plus ou moins sensibles, qu’il y a dans maintes pages de Juliau des charges sexuelles qui tentent leur percée, qui poussent où le corps cherche la rupture du jouir tout en restant sous la coupe de la langue.

Le jaune, ou le surjaune, comme vous l’écrivez, est la couleur de la persistance de Juliau. Il forme l’inouï du voir et de la mémoire. D’où vient-il ?
Après les livres Juliau trois et Juliau quatre (en 1995 pour moi), j’ai traversé un long tunnel au cours duquel un Julian cinq a été écrit (pendant trois ans) puis biffé et intégralement jeté (pendant trois autres années). En fait, c’est le jaune, notamment celui des genêts, qui m’a relancé dans l’aventure. La focale s’est donc déplacée vers la question de la couleur, et surtout vers l’écart qui se produit, dès l’instant qu’on l’exprime, entre une couleur que les sens perçoivent et celle que les mots disent, que les yeux lisent. C’est la traversée de ces écarts qui occupe le cœur de ces deux nouveaux livres.
Juliau cinq suit la forme d’un journal (daté) de notations, parfois des poèmes s’insèrent. Qu’est-ce qui préside à ces formes d’écriture ?
Dès l’instant où écrire veut faire l’expérience des limites du langage, de ce qui ne cesse de lui échapper, de son improbable sortie hors de lui-même et du fait qu’il sécrète à la fois ce qui le ronge et le magnifie, il doit faire front à l’impossible défi de son dépassement. Alors écrire doit à mon sens essayer d’éviter tout ce qui peut lui faciliter la tâche : les histoires, la narration, la fiction, la musique, etc. C’est la spécificité du travail de poésie qui est en jeu. Dès lors les formes prises par le poème résultent de cette attention à ces évitements et des nombreux essais pour écrire sans aide ni soutien. L’exigence la plus tenace étant de s’extraire de la représentation sans quitter la colline. Si, dans les trois premiers livres et à nouveau au début du cinquième la prose, les notes datées l’emportent, il semble que ces derniers temps une forme se soit presque stabilisée (quelle horreur !) dont l’unité serait la page - et donc une suite de pages articulées pour faire une séquence. Techniquement, une telle page est un composé de phrases ou vers, de propositions et de disparitions des choses nommées. Une sorte de tresse qui ne tiendrait que par le nouage et la respiration de ces trois éléments constitutifs. J’en suis là.

Juliau six est sous-titré « poème installé ». Que vouliez-vous indiquer par là ?
La dernière ligne de Juliau cinq dit : « Finir une phrase extérieurement. » J’ai eu envie d’être littéral, de me prendre au mot et, tout en continuant d’écrire la colline, d’écrire dessus, réellement dessus : Jaune sur jaune. Ce faisant, d’explorer comme par écrasement l’écart entre une couleur vue et une couleur lue. Quant au mot SURJAUNE, il est venu à la fin de Juliau cinq comme un concentré des questions relatives à la couleur que le livre a vécu ; et aussi comme quelque chose de littéral, comme dans le mot surimpression par exemple : une sensation, de lecture, sur une autre, de vision, qui est la même.
Seul Bernard Moninot qui a dessiné la couverture a pu donner une interprétation graphique de cette installation. Il s’agit, tout au long de cette mise en place et de son évanouissement, de la poursuite de l’incrustation de la colline dans la langue, et cela par l’expérience continuée de l’abîme qu’écrire ne cesse d’ouvrir, comme sa tombe, entre les mots et les choses. Mais ce gouffre reste le seul moyen grâce auquel nous pouvons aller à la rencontre du monde. S’il devait y avoir une leçon à ces quelque trente années d’écriture, ce serait, tant que l’énergie nous habite : toujours plus de langage pour toujours plus de colline.

Est-ce que vous pensez que Juliau peut se dissoudre ? Sans elle, qu’écririez-vous ?
Je sais que, par définition, l’aventure est inachevable et inépuisable. Ce qui pousse à la poursuivre c’est la pénétration dans des zones verbales très obscures, des arrachements, comme s’il était possible d’extorquer au langage des choses qui ne lui appartiendraient plus, des éclats de langue qui ont l’air de pouvoir changer de nature. C’est l’attirance de ces gestes insensés et quand même grammairiens qui m’appelle ; ils sont toujours joyeux et tragiques parce que terriblement lucides mais d’une lucidité intenable, invivable. Ils vous laissent face à l’échec de toute connaissance profonde, face à sa seule traversée, comme une vie après qu’elle a eu lieu. Flux passé au marbre glaçant de l’écriture.
On dirait que les seuls autres textes que je sois capable d’écrire portent sur la peinture, la sculpture etc. sans doute parce que les artistes font souvent face au même questionnement, à la même césure que chaque mode d’expression génère. Mais La Face nord est devenue boulimique…

La Face nord
de Juliau, cinq

et La Face nord
de Juliau, six

Nicolas PesquÈs
André Dimanche éditeur
196 et 96 pages,
22 et 14

Juliau la physicienne Par Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°95 , juillet 2008.
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