Il fut une fois un pays improbable, où peuples et langues étaient mêlés tant bien que mal, un vaisseau qui fluctuait parfois dangereusement mais qui résistait : le « Titoland » - puis le capitaine périt et le « Titonic » s’engloutit avec fracas. Les peuples s’affrontèrent, les langues elles-mêmes devinrent des armes meurtrières : les jumeaux qui, réunis, formaient le serbo-croate en vinrent, nouveaux Romulus et Rémus, aux mains - armées de kalaschnikov. La narratrice - héroïne, cependant, s’entête à ne pas vouloir enterrer cette langue dangereuse et moribonde : à Amsterdam, elle est même payée pour l’enseigner !
Après Ceci n’est pas un livre, où l’écrivain confessait, avec un humour noir acéré, comment, au milieu de la jungle littéraire, elle devait se confronter aux agents rapaces et aux foires aux livres, Dubravka Ugresic revient à la forme romanesque et à l’impureté formelle et thématique qui caractérisait déjà, en 2004, Le Musée des redditions sans condition (voir Lmda N°58 ). Comme dans ce précédent roman, mais de manière peut-être encore plus accentuée, se mêlent ici des épisodes particulièrement réussis, un talent véritable pour les notations rapides et les formules mémorables - métaphores ou jeux sur les mots, tel le « Titonic » cité ci-dessus - et des passages plus faibles, des digressions mal rattachées au thème principal, des ratiocinations bavardes ou convenues. De même, l’ironie laisse parfois la place à la compassion, mais cette alliance ne prend pas toujours, l’une et l’autre se désamorçant mutuellement. On sourit et l’on s’émeut de voir l’héroïne, avec ses élèves, tenter de ressusciter la Yougoslavie perdue en constituant, à l’aide de leurs souvenirs, un « musée virtuel « » dédié à la yougonostalgie » : l’une se rappelle la recette du « pot-au-feu bosniaque » et l’autre la « couleur jaune des façades » des « gares austro-hongroises ». Mais il est assez décevant que cette galerie de portraits ne soit qu’à peine ébauchée : aucun de ces élèves n’a de véritable consistance et lorsque l’un d’eux en vient à se suicider - parce que son père va être jugé au TPI de La Haye - nous n’y croyons pas.
De même, si les réflexions qui concernent la langue (« une langue est un dialecte soutenu par une armée ») ou l’exil (« paysage de l’absence » qui inflige sur le visage de celui qui n’a plus de pays une « gifle invisible ») sont souvent aiguës et contrecarrent « l’autoanesthésie » qui pourrait menacer l’apatride épuisée, les formules à l’emporte-pièce sur Amsterdam, « triste Disneyland pour adultes » et « plus grande maison de poupée du monde », apparaissent comme des facilités gênantes. La construction même du roman est défaillante : le retour à Zagreb, à l’occasion de courtes vacances scolaires, aurait pu permettre une description de ce que sont devenues cette ville et sa population, dans ce pays nouveau qui désormais frappe à la porte de l’Europe - mais cette partie est bien trop courte, hâtive. Les quelques pages ici consacrées à la mère de la narratrice (qui était un personnage marquant, riche et émouvant, du précédent roman) sont également assez ratées, plutôt creuses. Mais par bonheur, la lucidité sans cynisme resurgit - et nous offre, pour finir, la peinture acerbe d’une nouvelle classe de « spécialistes du management culturel, du disaster management, du management transitionnel, politique et écologique, du management de la vie (…) hommes qui mâcheraient comme du chewing-gum les mots mobility, flexibility, fluidity. »
Le Ministère de la douleur de Dubravka Ugresic - Traduit du serbo-croate par Janine Matillon, Albin Michel, 325 pages, 22 €
Domaine étranger Vies en transit
septembre 2008 | Le Matricule des Anges n°96
| par
Thierry Cecille
Une fois encore, Dubravka Ugresic affronte les fantômes et fantasmes de l’exil, entre le désespoir et l’ironie, avec la lucidité des rescapés. Mais sans convaincre totalement.
Un livre
Vies en transit
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°96
, septembre 2008.