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Domaine étranger Le terreau du désir

octobre 2008 | Le Matricule des Anges n°97 | par Lucie Clair

Quand l’Angleterre se penche sur ses mœurs et les arcanes du plaisir, c’est jouissif, décadent, truffé d’humour. Ian McEwan et Hanif Kureishi éclairent chacun d’un regard aigu le chaos des désirs et leur lente conquête par Albion ces quarante dernières années.

Sur la plage de Chesil

Ian McEwan et Hanif Kureishi ont en commun d’être à peu près du même âge - le premier est né en 1948, le second en 1954. Tous deux sont couronnés dans leur pays par de multiples distinctions. A priori, la comparaison s’arrête là. Les romans de l’anglo-indien Kureishi, empreints d’un ton rabelaisien et truculent – il a débuté comme scénariste, My beautiful Laundrette lui offrit un départ en trombe – ont peu à voir avec les univers sombres des mécanismes de la perversion décelés par McEwan. Tous deux explorent pourtant souvent les mêmes parcelles de nos obsessions, sarclant le terreau du désir afin d’en faire surgir les pousses les plus sensibles. En s’offrant chacun un aller-retour vers le passé – les années soixante pour McEwan, soixante-dix pour Kureishi – ils déploient le panorama d’une Angleterre se défaisant péniblement – tels des sous-vêtements trop serrés – des derniers avatars d’une époque puritaine, guettant l’accomplissement d’une promesse de libération contenue par le rock de Chuck Berry, des Who, ou des Rolling Stones, qui rythment chacun des deux opus.
No sex last night. Le titre du film de Sophie Calle pourrait s’appliquer au roman de Ian McEwan. Avec Sur la plage de Chesil, comme elle, il a choisi le microcosme d’un huis clos. En 1962, Edward et Florence ont 22 ans, ils s’aiment, se sont choisis, et sont vierges à leur mariage. « Murés dans leurs angoisses respectives », coincés dans un protocole auquel ils rêvent d’échapper – et s’élancer vers la plage aux bruissements de galets pour boire « au goulot tels des vagabonds » – ils peinent à terminer un dîner aux chandelles offert par « l’auberge de style géorgien » élue pour leur nuit de noces. Dans cette torture de l’attente, ponctuée des échos de l’allocution radiodiffusée du premier ministre Harold Macmillan sur « la course aux armements nucléaires » au rez-de-chaussée, chaque scène du repas offre une galerie de tableaux où tous les sens, sollicités, sont en éveil, exacerbés, avec la précision de miniatures persanes, en réplique à la profusion verdoyante et lascive du jardin en contrebas, « au parfum salé d’oxygène et d’immensité » émanant du rivage. En écho aussi au désir d’Edward d’ « une liberté coquine de membres dénudés, qui se dressait dans son imagination telle une cathédrale aérienne, et à la « terreur viscérale » de Florence, à qui « la perspective d’être touchée » à cet endroit-là « par quelqu’un, fût-ce l’homme qu’elle aimait, (…) inspirait la même répulsion que, disons, une opération de l’œil. »
« L’énergie de la jeunesse ne demandait qu’à jaillir, tel un nuage de vapeur trop longtemps maintenu sous pression. »

Des raisons de ces émotions et de ce qui les déclenchent, Florence ne peut rien dire. Il ne lui reste qu’à céder devant l’interprétation d’Edward, aveuglé de bout en bout. « Il était impressionné, voire intimidé, prenant l’émoi de Florence pour une impatience. » Et lorsque le désir inattendu pointe comme une fleur vibrante, à son insu, à son corps défendant d’avoir été abusée enfant, désir découvert et effroi, une vague où pulsion et répulsion s’absorbent l’une l’autre les emporte. En une petite centaine de pages, Sur la plage de Chesil permet à Ian McEwan de déployer tout son talent : celui de faire tenir dans une seule scène paroxysmique l’éveil d’une promesse, sa censure, et la naissance des malentendus nés de l’impératif social de « refouler toutes ces choses dont ils ne savaient comment parler ou qu’ils n’osaient pas faire ». Celui de savoir alterner en une narration fluide les aperçus de la vie de famille de Florence et d’Edward, souvenirs interceptant le flux de cette soirée chaotique, s’intégrant dans la pensée comme part vivante de leur présent, de leur intégrité - et son regard perçant d’ethnologue posé sur une société régie par des codes en voie de disparition, croulant sous le poids du carcan des différences de classe. Au-delà du jeune couple, il dresse le portrait touchant d’une génération aux prises avec son ignorance, pour laquelle l’alliance avec une vieille fortune, et se marier étaient encore des critères incontournables d’assise, l’unique moyen de passer à l’âge adulte, et où la peur du déshonneur régnait encore sur les mentalités d’une Angleterre défaite de sa grandeur coloniale, quand tout autour « l’énergie de la jeunesse ne demandait qu’à jaillir, tel un nuage de vapeur trop longtemps maintenu sous pression ».
Quelque chose à te dire de Hanif Kureishi pourrait reprendre le fil de McEwan laissant Edward à son ébahissement au tournant des années 1970 face au « culte soudain du plaisir sans entraves, la simplicité avec laquelle tant de jolies femmes y cédaient. » 1976 : Jamal rencontre Ajita, jeune Indienne arrivée quatre ans plus tôt d’Ouganda avec son père et son frère. Ils ont 20 ans et font l’amour dans un jardin de la banlieue londonienne sous l’œil de la tante cachée dans la maison. Pour autant, repousser les limites du plaisir, débrider la parole laissent intacte la question de la tension du désir. Brutalement séparés après la mort du père d’Ajita provoquée par Jamal, ils se retrouvent trente ans après. Il est devenu psychanalyste, s’est marié, séparé, organise sa vie monacale autour du centre qu’occupent son fils Rafi de 12 ans et les frasques de sa sœur Myriam. Ajita en a fait de même de son côté, installée à New York, assistante de son frère Mustaq, pop star adulé par les adolescents rebaptisé George, en voie de se pacser.
Dans ce macrocosme reliant les États-Unis à Karachi - où le père de Jamal est allé tenter sa chance de devenir journaliste, où les filles rêvent de l’" Inglestan » pour échapper aux « écoles de fabrication de bombes » ouvertes par le président Zia, où les universités ferment - le Londres de Kureishi, assailli par la montée de l’islamophobie de l’après-11 septembre, est un pôle aimanté aiguisant les frictions de chacune de ses particules tourbillonnantes dans une même quête : ne pas vieillir, ne pas mourir avant l’heure. Henri, Myriam, Mustaq, Jamal et Ajita sont en proie à cet impératif, chacun labourant le même sol fertile. Désirs inconnus, innomés, désirs brisés, déçus, les mêmes que ceux qui s’élancent des bouches des patients allongés sur le divan de Jamal, « secrets du désir, ce que les gens veulent réellement, ce qui leur fait peur » et son corollaire, la quête du plaisir, ne cessent de tournoyer face à l’ultime menace, réveillée par les attentats de juillet 2005. Mais « le plaisir suppose qu’on se salisse les mains et l’esprit, qu’on se sente menacé (…). Le plaisir, c’est un sacré boulot. » Si le retour d’Ajita réveille pour Jamal la culpabilité d’un meurtre inavoué, et trouble ses souvenirs d’un passé coloré par les grèves et le racisme, il coïncide avec la découverte par Henri, son meilleur ami et metteur en scène de théâtre, de clubs échangistes où l’entrée est soumise au port d’un « costume adapté : uniforme, cuir ou caoutchouc. L’autre option était d’y aller nu. » On y organise des concerts pour permettre à un junkie en mal de musique de reprendre pied, une productrice de documentaires envisage d’y saisir l’esprit d’une époque scénarisée par les reality shows auxquels participe Myriam, retravaillés en soins palliatifs pour une idéologie de gauche moribonde.
Portraits de quinquagénaires au tournant de leurs illusions, qui avaient « adoré les révolutionnaires », et s’effraient de ce que « maintenant, les rebelles, les opprimés, ce sont eux qui nous assassinent, et ils viennent de l’extrême droite religieuse ! » - portrait de leurs enfants au regard acéré, en revers de leur jeunesse, Quelque chose à te dire traque cet obscur objet du désir que chacun porte en soi, source de vie et d’énigme toujours renouvelée, et qu’importe si « nos désirs ne sont pas des guides fiables dès qu’il est question de réalité. »
D’un livre à l’autre, la question se renvoie. Répondant au désir secret d’Ajita, trop soumise, trop désireuse d’aimer son père pour vouloir admettre ses pulsions de révolte, souhaitant sa mort à lui sans oser l’avouer, sa délivrance à elle sans la conquérir, l’obéissance de Florence, le sens du devoir et de la préservation des liens familiaux offrent également, à quinze années de distance, deux portraits de femmes, deux destins aliénés, marqués au coin d’un inceste paternel, verso domestique des violences de l’insularité, circuits fermés, conformisme et préjugés raciaux et sociaux qui corsettent la société britannique, et bien au-delà, notre monde contemporain. De ce constat, Ian McEwan et Hanif Kureishi tirent la même terre arable, nourricière, ou destructrice : « nous sommes faits de tous les autres. »

Sur la plage de Chesil de Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, 150 pages, 16,90 , et Quelque chose à te dire de Hanif Kureishi, traduit de l’anglais par Florence Cabaret, Christian Bourgois, 569 pages, 23

l’angleterre
en cinq dates

1918 -1938 Droits de vote pour les femmes de plus de 30 ans - Suffrage universel

1961 La pilule contraceptive, découverte l’année précédente aux États-Unis, est légalisée pour les femmes mariées

1967 Légalisation
de l’avortement, dépénalisation de l’homosexualité, extension de la prescription de la pilule à toutes

1999 4,2% des jeunes filles de moins de 18 ans au Royaume Uni connaissent une grossesse

2005 Civil Partnership Act (équivalent du Pacs)

Le terreau du désir Par Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°97 , octobre 2008.
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