Courir a deux syllabes, comme Émile, le héros de Jean Echenoz qui traverse ces 146 pages comme un dératé, deux jambes. Si on peut, à la fin de cette romance, presque en douter, c’est qu’Emil Zatopek (né en 1922 en Moravie) rayonnera sur les pistes de demi-fond et de fond de 1948 à 1954, avalant médailles olympiques et titres de champion du monde, sans broncher. Un phénomène propre à ce que savent produire les républiques socialistes, diront les autorités tchécoslovaques fièrement, au moment même où on interdira à l’athlète d’aller fouler les pistes de cendre des régimes capitalistes. Émile, face à tout cela, bonnet à pompon enfoncé sur la tête, ne dit pas grand-chose. Et ce n’est pas simplement parce que Echenoz ajoute un « e » muet à son prénom. D’ailleurs Émile parlera, bien plus tard, lors de l’entrée des chars soviétiques à Prague, ce qui lui vaudra d’être radié de ses fonctions au Ministère des sports pour être placé dans des mines à ciel ouvert de concassages d’uranium - puis on le nommera éboueur en ville, puis planteur de poteaux télégraphiques à la campagne. Ce destin, Echenoz en suit de bout en bout l’endurance, narrant la discrétion de cet homme effacé, grimaçant dans l’effort, coureur au style bancal et noueux. Il y expose le revers d’une résistance invisible, marque sans éloquence d’une forme d’élégance que cherche à dire ce roman de Zatopek. C’est en cela qu’Émile fait aussi penser aux personnages de Robert Walser : il a l’air de flotter dans ses enjambées, de n’être pas là, mais n’oublie pas de s’accrocher à son corps et de le pousser à l’extrême. On pense aussi à Ravel lorsque, en 1933, à une amie qui lui demande ce qu’il fait sur le balcon, il répond, après avoir été un « horrible travailleur », « j’attends ». Zatopek aussi, après ses courses monstrueuses, attendra, jambes croisées, archiviste des sports dans un sous-sol. Il s’effacera, comme le 28 décembre 1937 Ravel perd son corps définitivement, quelques jours avant que Zatopek, lui, ne devienne le meilleur espoir de sa ville (Zlin), puis de so
courir
de jean Echenoz
Éditions de Minuit, 146 pages, 13,50 €
Domaine français Courir
novembre 2008 | Le Matricule des Anges n°98
| par
Emmanuel Laugier
Un livre
Courir
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°98
, novembre 2008.