Le cinquième roman de Valentine Goby est enraciné dans la vie organique, la matière sombre du désarroi et de l’angoisse. Un cri, un défi, ce Qui touche à mon corps je le tue. De l’attente obsédée, de la lumière qui s’obstine, du vide qui hurle. À la frontière de la vie et la mort, trois personnages - une femme en train d’avorter, une faiseuse d’anges (une avorteuse) condamnée à mort, et le bourreau dans l’attente du lever du jour - se retrouvent face à leur destin. Trois corps aux prises avec leur passé et dont le devenir est fonction de ce qu’ils vont faire ou de ce que les autres vont faire de leur corps. Corps ô combien vulnérable, corps-prison, corps-passage, corps programmé pour en produire d’autres, corps en proie à l’hébétude ontologique. Corps en souffrance auxquels Valentine Goby, multipliant les points de vue, donne une présence et une réalité sensorielle bouleversantes.
Il y a Lucie L., la femme au corps traversé par une sonde, qui attend sa délivrance, seule dans sa chambre. À travers ce geste, c’est de son passé qu’elle espère se libérer, de sa relation fusionnelle à sa mère, de son existence d’ « ensevelie vivante », de son mari avec qui elle ne fait pas l’amour mais la morte. « Je lui prête mon corps. Je l’aime, je serre les dents, il se satisfait alors que ma peau est cousue de tessons, de barbelés, quiconque me touche je le tue ». Elle qui n’a jamais choisi, veut maintenant choisir. Elle rêve à l’homme qui saura l’attendre et l’atteindre. « J’espère cet homme, à en crever, qui ne pourra se passer de ça qu’il aura vu, touché, délivré : moi, ma jouissance, moi vraie, sans défenses, moi dans le désir, dans l’abandon, moi dans la faim, et belle, vraiment je serai belle, ressuscitée, il me dira je t’aime et je pourrai lui répondre, yeux grands ouverts, et sans mentir d’aucune parcelle de mon corps parce que, enfin, j’existerai. »
Il y a Marie G., l’avorteuse qui croyait en prendre pour cinq ans, et qui va voir sa grâce refusée par Pétain. Marie, fille de blanchisseuse, devenue faiseuse d’anges, « blanchisseuse des corps », par hasard, puis « parce que ça fait pousser son corps », ça donne du pouvoir et de l’argent. Marie condamnée par des hommes, pour l’exemple, parce que nous sommes en 1943, que c’est la guerre et qu’il faut faire des enfants pour « ressusciter les morts du champ de bataille. »
Il y a Henri D., l’Exécuteur des hautes œuvres, marié à une sage-femme et hanté par les présences obsédantes d’une mère morte et d’une prostituée « morte par sa faute », égorgée sous ses yeux. Un homme qui verra son fils se suicider et qui n’a plus pour tenir debout que la haine des autres. Il est celui qui obéit. « J’obéis. Je n’accuse pas, je ne plaide pas, je ne juge pas, je ne pense pas, il y a des gens dont c’est le métier, séparer le Bien du Mal, moi j’applique leurs décisions, parricide, infanticide, espion, tueur à gages, résistants, communistes, otages, je m’en fous, ils avancent, ils basculent, clac. »
Tous rongés par le manque d’amour et la perte. Tous allant au-devant de l’inavouable, longeant les bords glissants de leurs abîmes intérieurs. Chemins de vertige et d’entrailles au fil desquels Valentine Goby stigmatise le despotisme de l’homme, s’insurge contre la réduction de la femme à ses fonctions maternelles et contre toutes les contrefaçons de l’amour. Et sans nier la part de monstre qu’il y a en nous, ni tout ce qu’il y a d’inaccaparable dans l’amour, c’est aussi la part maudite de la métaphysique que sa violence poétique met à nu.
Qui touche à mon corps je le tue
de Valentine Goby, Gallimard, 144 pages, 13,90 e. Disponible également sous forme de coffret 3 CD, dans la collection « Écoutez lire », Gallimard, 22 €
Domaine français De chair et de larmes
novembre 2008 | Le Matricule des Anges n°98
| par
Richard Blin
Valentine Goby met le corps au cœur de l’écriture dans un roman étonnamment tactile, tissé d’effroi et d’espérance.
Un livre
De chair et de larmes
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°98
, novembre 2008.