Si l’on commençait par tenter de résumer ce livre, non seulement ce serait difficile, mais on ne ferait qu’effleurer sa beauté. Comme souvent avec Laurent Mauvignier, ce n’est pas tant le sujet qui importe mais la manière qu’il a de tourner autour, sa façon d’apprivoiser la mémoire, d’approcher les manques familiaux (« Je n’ai qu’un seul souvenir d’un récit direct de mon père »), de nouer bribes de récits intimes et imaginaire collectif, d’envelopper le lecteur – le laisser étourdi, hanté par des personnages et des images, avec l’impression pour quelques heures, jours ou semaines, comme parfois en sortant du cinéma, de voir le monde à travers les lunettes de l’écrivain.
La quatrième de couverture et la fin du livre se rejoignent, sur la réouverture d’une maison familiale, seul héritage du côté du père. La Maison vide, une maison vidée de ses habitants mais pas complètement de leurs traces ni de leurs objets. Cinq ans après Histoires de la nuit, roman de vengeance haletant de 600 pages, porté notamment par des figures féminines, concentré sur une nuit et sur les deux maisons d’un hameau minuscule, Laurent Mauvignier nous emmène cette fois, à partir de cette seule maison familiale, dans les couloirs du temps : de la fin d’un XIXe siècle terrien aux années noires de l’Occupation, en passant par la Grande Guerre, jusqu’à nos jours. Une Légion d’honneur sur laquelle le narrateur ne parvient plus à remettre la main, un piano, l’intégrale des Rougon-Macquart, des photos dont une avec une femme rayée au stylo sont quelques-uns des « embrayeurs » de ce voyage dans le temps pas tout à fait chronologique et pas vraiment documentaire. L’écrivain se tient autant à contre-courant de la reconstitution sympathique et aseptisée du passé (façon Cédric Klapisch et La Venue de l’avenir) que de la mode littéraire de l’enquête et ses preuves à l’appui. De Firmin Proust à Marguerite Chichery, les figures que l’on rencontrera seront à la fois authentiques et inventées.
Admirable est la façon dont Laurent Mauvignier tient la chronique des empêchements de ces femmes, tout en ressuscitant leurs élans intérieurs.
La Maison vide se lit comme un roman de la mémoire, celle d’un narrateur-auteur naviguant entre ses rares souvenirs (celui d’un grand-père paternel aperçu à l’asile, ceux des étés dans la chambre au cerisier, ceux des 11-Novembre scolaires devant le monument aux morts), les souvenirs racontés par les autres (souvent les femmes, et étonnamment sa mère, dépositrice indirecte de l’histoire de son mari), et comme un roman d’apprentissage. Trois générations d’aïeules apprennent ainsi le métier de vivre dans une famille de propriétaires terriens de la région de Tours, près du fictif village de La Bassée : « la préposée aux confitures et aux chaussettes à repriser » (dont on n’apprendra le prénom qu’aux deux tiers du livre), sa fille Marie-Ernestine, puis la fille de Marie-Ernestine, Marguerite – la grand-mère du narrateur. Admirable...
Événement & Grand Fonds Intérieur nuit
Avec son dixième roman, La Maison vide, Laurent Mauvignier livre son récit le plus ample et le plus autobiographique, une histoire paternelle esquissée à partir de figures féminines, et une histoire française, faite d’espoirs, de honte et d’oubli.
