Pendant une longue période de ma vie qui a duré près de quarante ans, j’ai obéi avant tout à mes instincts, à mes désirs. De façon parfois excessive et même parfois trop excessive. Avec le jeu, avec l’alcool, avec les drogues, il en a été de même. La vie, c’est aussi cela. Il n’y a ni fierté ni honte à en avoir. « C’est cette part de lui-même que, six années avant sa mort, Joseph Kessel choisit d’élucider, invité à la confidence par un jeune journaliste fils de François Baron, l’un de ses amis proches. On cherchera en vain, sur le canevas de ce témoignage, des repères littéraires. Troublant, même, pour un écrivain dont la somme des publications atteint les quatre-vingt-dix ouvrages : à la question posée, comme en exergue, de ce qu’il retient de sa vie, l’homme n’effleurera que rarement du souvenir le titre de l’un de ses livres. Sa mémoire, plutôt, s’éparpille, se pose légère sur l’anecdotique, le sensitif. Comme si, au soir d’une existence, ce que l’on fut prenait le pas sur ce que l’on fit.
Ce ne sont certes pas les faits qui manquent. Mais c’est surtout aux émotions qui s’y rapportent que Kessel attache une importance particulière, sans chronologie précise, un souvenir en appelant un autre. Il ne s’agit pas d’une autobiographie, mais bien de résurgences sentimentales, non pas fragmentaires, mais liées par le délicat vagabondage de la mémoire. De ses débuts journalistiques autodidacte, il fut » lâché " en 1920 sur le front de l’insurrection irlandaise, sans presque rien connaître du journalisme et encore moins de l’Irlande aux cabarets russes du Paris de l’entre-deux-guerres, en passant par l’Ethiopie et le Yémen (où il partit, accompagné d’Henri de Monfreid, sur les traces des négriers), des constantes émergent. Son goût du voyage, tout d’abord, initiatique tant du point de vue de l’écriture que du contact humain et de la conscience politique, ne s’émoussera jamais. Il faut dire que Kessel, d’ascendance juive lituanienne, né en Argentine et grandi entre la France et l’Oural, avait une certaine prédisposition au cosmopolitisme. Et puis cette aisance étonnante avec laquelle il côtoie aussi bien les hautes sphères de la société que sa marge la plus humble, tziganes de Riga, petit peuple des truands de Paris dont les combines l’intéressèrent parfois activement. Il noue des amitiés bistrotières, bouleversantes de poésie, avec des exilés russes sans le sou ayant fui la Révolution d’Octobre, parmi lesquels le fils de Tolstoï. Il fréquente Radiguet, fait jouer ses influences au Quai des Orfèvres afin d’affranchir Cocteau, inculpé pour consommation d’opium, dont lui-même fait un usage régulier. Joueur invétéré, il se fit interdire de casino pendant vingt ans. Invité à Hollywood par un metteur en scène, en 1948, il tient avec Humphrey Bogart le pari stupide d’être le plus assidu des deux au bar : « Je tentai de le mettre d’accord sur la vodka, mais il refusa. Notre terrain d’entente fut le cognac. » Ivre mort et pris d’une pulsion destructrice, Kessel remporte la partie au prix de la dévastation intégrale de la somptueuse demeure américaine. Et Bogart ? « On l’a finalement retrouvé : il se croyait au milieu du Pacifique. Il était à plat ventre sur la moquette de sa Rolls et il nageait la brasse. »
Homme à la trajectoire peu commune, Kessel participa à la Première Guerre mondiale sur le front russe et à la Seconde, après sa naturalisation, sous le drapeau français. En rejoignant De Gaulle il fut absurdement détenu en Angleterre, soupçonné d’être un espion des forces de l’Axe alors qu’il fut l’un des résistants les plus actifs de son temps en 1943 il composera avec Druon le Chant des Partisans. A l’aube du trentième anniversaire de sa mort, souhaitons à notre époque qu’elle croise des témoins aussi ardents que le fut Kessel de la sienne.
Ami, entends-tu… de Joseph Kessel
Folio, 348 pages, 6,80 €
Poches Le dernier chant du partisan
février 2009 | Le Matricule des Anges n°100
| par
Camille Decisier
Un livre
Le dernier chant du partisan
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°100
, février 2009.