Ceux qui ont lu Je vais mourir cette nuit (publié en 2007 par le même éditeur) savent de quoi Fernando Marías est capable : l’écrivain espagnol (né en 1958) y dirige de main de maître un scénario diabolique, réglé au millimètre près, et y révèle un univers régenté par la folie, laquelle renvoie au néant les notions de bien et de mal. Chez Marías, l’homme peut laisser libre cours à ses pulsions animales en toute impunité.
Couronné par le prestigieux prix Nadal en 2001 (la plus ancienne récompense littéraire en Espagne), L’Enfant des colonels ne fait guère attendre le lecteur, qui après quelques pages se retrouve projeté dans cet univers impitoyable, mais enrichi ici d’un élément nouveau : la torture.
Trois personnages vont occuper le devant de la scène, et assumer chacun leur part de narration : Jean Laventier, un psychiatre français, auréolé d’un prix Nobel de la paix qu’il a refusé, et qui lui a d’ailleurs été attribué par erreur, le hasard ayant transformé en héroïsme sa bravoure somme toute modeste pendant la Résistance ; Luis Ferrer, un journaliste plus ou moins espagnol, qui a tué sa fille paraplégique, mais qui a mis son décès sur le compte d’un suicide ; et Victor Lars, l’ami d’adolescence de Laventier, qui a collaboré avec la Gestapo en s’improvisant tortionnaire, avant de former lui-même de jeunes bourreaux sanguinaires… Il va en outre se révéler l’auteur d’un monstrueux testament autobiographique intitulé L’Enfant des colonels, que Ferrer recevra de la main de Laventier…
On s’abstiendra de présenter les événements à la faveur desquels ces trois hom-mes parviennent à se rencontrer, de même que l’on s’autorisera à ne pas dévoiler toutes les subtilités d’une intrigue qui n’en finit jamais de bifurquer…
On a d’abord affaire à une narration traditionnelle, grâce à laquelle l’étau se referme autour des trois protagonistes, puis on bascule dans le manuscrit de Lars. La lecture se fait aussitôt plus complexe, puisque différents niveaux de narration s’imbriquent les uns dans les autres (on a parfois l’impression que ces narrateurs dialoguent entre eux sans trop se soucier de l’intrigue).
Marías passe d’un genre à l’autre : du roman noir à une scène digne d’un western.
De nombreuses pages séjournent sous l’Occupation, où l’on vit au rythme des tortures exercées sur les Résistants, mais une torture d’un genre nouveau, répondant au programme très précis de Lars (qui profite en quelque sorte de cette guerre pour se faire la main) : « utilisation de la douleur mentale comme alternative à la douleur physique ». Mais la fin de la Seconde Guerre mondiale le prive brutalement de ces réjouissances, le contraignant même à l’exil. Il trouve refuge au Léonito, une république fantôme d’Amérique centrale, où on l’imagine vivre tant bien que mal une reconversion difficile. C’est mal connaître l’esprit diabolique de Victor Lars : il va en effet tirer profit de ses expériences pour créer là-bas (non loin des dictatures latino-américaines, où le fait de bafouer les droits de l’homme est rarement montré du doigt) son propre centre de formation pour apprentis tortionnaires (il y fera ce constat qu’un enfant bien entraîné peut rivaliser de cruauté avec un adulte).
Tous les ingrédients se trouvent alors réunis pour que Fernando Marías s’amuse un peu, fasse passer son intrigue d’un genre littéraire à un autre, lui faisant abandonner le roman noir qu’il lisait pour une scène digne d’un western, ou pour quelques pages détachées d’un roman d’aventures. C’est évidemment déroutant. Mais à ce stade du roman, le lecteur n’en est plus à une surprise près : est-ce cette scène digne d’un western qui doit le dérouter, avec ce convoi stupidement immobilisé sous le feu d’ennemis invisibles, ou cette sauvagerie avec laquelle des enfants torturent des Indiens ?
Le moins que l’on puisse dire, c’est que tout cela est rudement bien ficelé. Un tel mécanisme, avec sa précision horlogère, finit même par inquiéter, comme si l’on craignait qu’il n’échappe à son auteur et qu’il sorte soudain du roman pour s’installer dans le présent du lecteur. À force de ne plus savoir où se situe la frontière entre la réalité et le délire, à force de suivre Victor Lars dans ses machinations infernales, on en vient à douter de tout et à trouver ce roman parfois trop oppressant (on s’en débarrasserait d’ailleurs volontiers si l’intrigue n’incitait à aller toujours de l’avant, ce qui équivaut ici à s’enfoncer davantage dans l’horreur).
Rarement un roman sera allé aussi loin dans le sordide et l’abject : ici, l’homme met toute son énergie, toute son intelligence, et pire tout son honneur au service du mal… Avec L’Enfant des colonels, Fernando Marías a réussi là où nombre d’écrivains souvent échouent : faire de la lecture une épreuve à la fois physique et mentale - de laquelle le lecteur ressort admiratif mais épuisé.
L’Enfant des colonels de Fernando Marías
Traduit de l’espagnol par Raoul Gomez
Cénomane, 528 pages, 29 €
Domaine étranger L’abc de la torture
mai 2009 | Le Matricule des Anges n°103
| par
Didier Garcia
Dans un déchaînement de violences et d’horreurs, Fernando Marías ramène le lecteur aux temps de la barbarie. Magistral.
Un livre
L’abc de la torture
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°103
, mai 2009.