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Zoom Gens de Döblin

juillet 2009 | Le Matricule des Anges n°105 | par Sophie Deltin

La nouvelle traduction de Berlin Alexanderplatz, un travail époustouflant à la démesure du chef-d’œuvre d’Alfred Döblin paru en 1929 en Allemagne.

Berlin Alexanderplatz

Pour avoir expérimenté la furie langagière des Enfants des morts d’Elfriede Jelinek, Olivier Le Lay a l’oreille exercée. Sa nouvelle traduction de Berlin Alexanderplatz, d’une littéralité tout à la fois millimétrée et résolument actuelle, ne pallie pas seulement les escamotages de l’ancienne traduction (qui date de 1933). Dans son exigence clairement formulée et de bout en bout tenue, de « conserver l’étrangeté de la langue de départ » au point de « recréer vraiment une langue en français », elle rend justice à un texte d’une grande force musicale, fondateur d’une modernité « épique » du roman des lettres allemandes. 1
L’intrigue est celle d’un pauvre type, Franz Biberkopf, qui sort de quatre ans de prison pour avoir « cogné à mort » sa maîtresse et qui jure de mener dorénavant une vie honnête. Sauf que nous sommes à Berlin, à la fin des années 20, dans les bas-fonds d’une Allemagne sortie humiliée de la Première Guerre mondiale et exsangue de la révolution spartakiste. Autant dire que la précarité et l’angoisse, la misère et le vice, mais aussi la violence sans répit, on les trouvera à toutes les pages de ce livre pénétré d’une clairvoyance sans égale sur l’état de crise d’une époque où est en train de se fomenter la catastrophe allemande. À l’écrivain juif Döblin, né en 1878 à Stettin, qui fut avant tout médecin des pauvres à Berlin-est, il ne répugne pas en effet de montrer les gesticulations fébriles et désespérées de ce grand corps grouillant de prolétaires, ces gagne-petit ou chômeurs qui tentent de survivre comme ils le peuvent, à coups d’entourloupes minables et de trafics crapuleux.
Grandiose épopée de la chute de l’homme.
Perçue comme une grande faucheuse de destins individuels, c’est Berlin qui constitue sans aucun doute le véritable moteur de l’action. Et c’est dans l’infinie hétérogénéité des voix et des discours qui la cartographient en partie que nous sont donnés son flux et sa pulsation frénétique - la physionomie propre d’une grande ville échevelée, en proie à une puissance d’accumulation et de destruction permanente. Cela commence par des impressions visuelles dont le réalisme subversif fait penser à l’univers cauchemardesque des tableaux de Grosz. Se déversent aussi les bruits de la rue, le sifflement des tramways, les exclamations dissonantes de la foule, les cris et les râles qui s’échappent de chambres d’hôtels miteuses ou d’autres abattoirs sordides. Ce sont encore les altérations de la langue captées sur le vif, au hasard des conversations dans les « bars à gnôle » ou les asiles de nuit. Des mots de journaux, imprimés et sans son, aux tics ou autres fautes de langage, Döblin accueille tout ce qui met en demeure la langue, dans sa multitude même. De ce brassage bourdonnant et hybride, un fatras de perspectives simultanées et entrecroisées sous la forme de fragments textuels et sonores d’une singulière variété (du berlinois argotique aux versets de la Bible, du slogan publicitaire aux jargons spécialisés, des couplets de chansons de cabaret aux discours idéologiques), se dégage pourtant une matière parfaitement agencée, fondue et raccordée dans une sorte de bande-son continue dont nous lisons le défilé - un art de montage directement puisé dans la technique de collages d’un Kurt Schwitters.
Dans ce chaos ordonné, Franz Biberkopf que Döblin conçoit comme « une sonde », marche au hasard et tente sa chance plusieurs fois. D’un boulot l’autre, il lui suffira pourtant d’une rencontre, celle de Reinhold un escroc sans foi ni loi, pour anéantir toute possibilité de salut. Sans doute une lumière surgit-elle parfois de cette noirceur - la fidèle Eva, Lina la Polonaise et Mietze l’amante dévouée corps et âme, ou alors, au début du roman, ces Juifs qui l’auront sauvé en lui racontant des histoires. Mais on ne peut resquiller indéfiniment et dès le préambule, c’est Döblin lui-même qui nous annonce la mort certaine de Biberkopf, « impliqué dans un combat en règle contre quelque chose qui vient du dehors, est imprévisible et ressemble à un destin ». De ce processus d’une fatalité qui le pousse inexorablement à retourner au crime, et dont les coups enfoncent chaque fois plus loin le couteau jusqu’à déchirer ses chairs les plus profondes et le mettre définitivement à terre, les intrusions réitérées de l’auteur ne cessent d’en orchestrer les étapes pour en décrypter le sens caché. Comme dans toute tragédie, un lent « dévoilement » est à l’œuvre et l’existence anodine de Biberkopf n’est « dure, vraie et éclairante » que parce qu’elle est exemplaire de l’aveuglement de l’homme, de sa lâcheté, de son orgueil, tout autant que de son courage et sa pulsion vitale à endurer le malheur qui s’acharne sur lui. Grandiose épopée de la chute de l’homme dans sa condition moderne, Berlin Alexanderplatz est aussi l’odyssée métaphysique d’une conscience vers son repentir, lequel seulement peut redresser celui qui a été brisé, à hauteur de son esprit.

1 On relira avec intérêt les remarques d’Olivier Le Lay sur son travail complexe, notamment rythmique, de la langue. Cf. Lmda N°96

Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin
Traduit de l’allemand par Olivier Le Lay
Gallimard, 460 pages, 24,50

Gens de Döblin Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°105 , juillet 2009.