Pionnier du roman expérimental espagnol, Angel Vazquez n’a pas connu le succès auquel son premier roman et surtout La Chienne de vie de Juanita Narboni, en 1976, auraient probablement pu le faire accéder. Faute peut-être de n’être pas né du bon côté de l’Atlantique, à l’heure où les voix espagnoles du roman moderne sont celles de Cortázar, Garcia Marquez, Vargas Llosa, ou Rulfo. Ou faute peut-être simplement de n’être même pas né du bon côté de la Méditerranée, puisque écrivain espagnol, il est né à Tanger.
La ville est elle-même à l’époque un bouillon dont l’identité contemporaine est en genèse ; elle est arabe, juive, française et espagnole à la fois, tout comme Juanita Narboni, dont le regard et la parole gouvernent le roman, et qui pense, peste, ironise, raille, complote et se lamente, parlant plus qu’elle ne raconte au présent immédiat de la pensée de l’instant, et sans aucun retour à la ligne. « Moi aussi je te dis bonjour mi reina, se te caiga el mazal ; un jour, je t’ai demandé vingt douros et tu as refusé de me les prêter. (…) regarde-moi ce sourire, aussi faux que ma bague, aussi faux que toute ma vie. Bon, peut-être pas comme tout. Tout n’est pas faux. Pas l’odeur des feuilles qu’on brûle. Ni les petits verres de cognac. Ça, c’est du réel ».
Application d’une simple contrainte formelle et narratologique, La Chienne de vie de Juanita Narboni pourrait, page après page, ne pas maintenir intacte l’attention du lecteur. Si l’œuvre d’Angel Vazquez est frappante, c’est parce qu’elle apparaît immédiatement vraie ou plutôt - en étant moins naïf - qu’elle pousse le mimétisme de la parole jusqu’à ses plus extrêmes limites. C’est la troublante familiarité avec Juanita Narboni, avec ses déceptions, ses mesquineries et ses petits péchés, la sensation d’intru- sion éprouvée par lecteur qui fait du texte de Vazquez une expérience rare. Outre l’étendue de son paysage intérieur, Juanita Narboni offre la description d’un Tanger par touches sensitives et dans le désordre : fragments de cartes postales, saleté de la nappe, croquis des lieux et de leurs habitants, mort de sa mère, boutiques, sac de courses, petits verres en cachette, plages et rues où résonnent les éclats de la hakétia un parler métissé mélangeant espagnol, arabe dialectal, hébreu et emprunts au français.
Tanger trouve dans La Chienne de vie… une langue qui lui est consubstantielle parce que Juanita Narboni, qui paradoxalement rêve de quitter cette ville-récit, n’est autre que sa chair, son cœur simple. « Voilà qu’on allume le couloir, juste au moment où j’allais trouver le sommeil… Qui ça peut-il être ? C’est une heure pour rentrer chez soi ? Ce rire. La Tacuna. L’Italienne d’en haut ! (…) Elle n’est pas seule. Qu’est-ce qu’elle raconte ? Elle parle italien. Elle n’est pas venue seule, non bien sûr, elle est avec le contrebandier. Qu’est-ce qu’elle peut bien lui faire ? Des saletés. Elle a de la chance. Ces garces ont toujours de la chance. » Cette vie d’une petite bourgeoise chrétienne de Tanger, à la fois andalouse et rifaine, soumise à l’autorité de ses proches ou aux dires de ses voisins offre au roman contemporain l’un de ses personnages les plus atypiques et les plus attachants. Une femme principalement déterminée par l’attente, la frustration, un soupçon de méchanceté, mais surtout par un indéfectible humour.
Avec ce roman, premier coup de maître pour la jeune maison d’édition lyonnaise Rouge Inside, Angel Vazquez apparaît enfin en France comme le représentant d’une littérature dont la fin semble être, au-delà d’offrir le contenu d’un récit, de parier sur l’intersubjectivité des êtres, de livrer les secrets d’une âme, de rendre audible une voix singulière. « J’espère vraiment que j’aurai droit à une récompense, après la vie de chien que je mène » s’exclame Juanita Narboni dans un moment d’abattement. Après avoir lu ce récit, on peut parier que son vœu est exaucé.
La chienne de vie de Juanita Narboni d’Angel Vazquez - Traduit de l’espagnol (Tanger) par Selim Cherief, Rouge Inside, 350 p., 20 €
Domaine étranger Tête à tête
septembre 2009 | Le Matricule des Anges n°106
| par
Etienne Leterrier-Grimal
À travers le monologue intérieur d’une femme, Angel Vazquez (1929-1980) donne corps et âme à sa ville d’adoption : Tanger.
Un livre
Tête à tête
Par
Etienne Leterrier-Grimal
Le Matricule des Anges n°106
, septembre 2009.