Voici un joyau, espace de liberté et de respiration arraché à la trivialité et à la tristesse. Rahel Hutmacher (née en 1944 à Zurich) réussit ce que nombreux ont tenté : une représentation ardente, haletante, fébrile, tourmentée, d’une relation de mère à fille. Relation cartographiée sur l’imaginaire d’enfant, c’est-à-dire sur les coordonnées primitives, obscures, d’un monde sauvage et enfui, où les désirs se font pouvoirs, où les émotions prennent des formes animales, où les choses participent d’une même économie que les vivants, où il n’y a point de rupture entre l’humain et le monde dont il émerge.
Tissé d’événements et situations hallucinés, il s’agit à la fois d’un récit, mu par une sombre énergie pulsatile, de fond en comble balayé par des rais de lumière ou secoué de paroxysmes de violence ; et d’un long poème en prose, à la langue translucide comme une surface réfléchissante. Dépouillée jusqu’aux déterminants et pronoms (« maintenant tu es une qui doit rester assise sous l’eau, qui tisse et attend un homme »), aux phrases courtes, mots et périodes brefs (« Elle n’a encore qu’un œil et qu’une main. Douze peaux lui manquent encore »), la langue restituée recourt à la répétition, à la symétrie narrative, tourne quelquefois en la psalmodie de la ritournelle. L’esthétique est celle d’un conte trempé dans l’élément de la poésie ; si bien que le son rendu est à la fois mélodieux, grave et opaque. Afin de dire non pas l’histoire d’une sorcière devenue mère, mais plutôt comment être mère, être fille, c’est aussi être sorcière. Comment cette condition unique et infiniment rejouée s’exerce aussi dans un registre violent, irrationnel, pulsionnel, qui nous dépasse et nous aspire. Combien, de déchirements en blessures, de départs en fuites, cet amour rend prodigieusement fort et infiniment vulnérable. Et qu’il s’agit, encore et toujours, de vivre la fragilité, l’impuissance et la perte. D’admettre la ténuité de ce que vaut parfois rester vivant, rester humain : « Désormais tu es seule. Désormais tu es sans bouclier : comme tout le monde. Désormais tu attends ».
FILLE
de RAHEL HUTMACHER
Traduit de l’allemand par Fernand Cambon, José Corti,
142 pages, 18 €
Domaine étranger Fille
janvier 2010 | Le Matricule des Anges n°109
| par
Marta Krol
Un livre
Fille
Par
Marta Krol
Le Matricule des Anges n°109
, janvier 2010.