Mêlant journalisme et bande dessinée, Joe Sacco fait partager une inconfortable expédition en enfer.
Quinze ans après sa première parution en France, Rackham réédite avec beaucoup de soin Palestine - nouvelle traduction, hommage d’Edward Said, long texte où l’auteur explique comment et pourquoi il se mit à l’œuvre. « Ce n’est pas un travail objectif, si on entend par objectivité cette approche américaine qui consiste à laisser s’exprimer chaque camp sans se préoccuper que la réalité soit tronquée. Mon idée n’était pas de faire un livre objectif mais honnête. » À l’hiver 1991-92, c’est-à-dire durant la première intifada, ce jeune contribuable américain parcourt les territoires palestiniens occupés ; un peu les grandes villes israéliennes aussi, mais ici il en est à peine question, hors les dernières pages où il se représente prenant l’air de Tel-Aviv en compagnie d’une autochtone, Naomi. Moment plaisant, douceur occidentale, on discute du dernier Woody Allen et d’architecture, mais le temps se brouille quand Sacco s’étonne que Naomi n’envisage pas de rendre une partie de Jérusalem, où elle distingue le « passé et futur de la culture juive » - elle qui n’est pas croyante. Et puis, au bout du compte : « Tu imagines le foyer des Juifs en Ouganda ? »
Sacco prétend n’être pas « perfection- niste » sur le plan du graphisme. Ses dessins en noir et blanc parviennent à exprimer beaucoup, notamment dans certaines visions panoramiques et muettes des camps de réfugiés : « Bienvenues à Gazaland », ses paysages de boue et de pluie, sa population parmi les plus denses de la planète. Dans les cases, finalement, tout rentre : ce qu’il voit comme ce qu’on lui raconte quand « les récits se déversent en même temps que le thé », égouts à ciel ouvert, histoires de prison et de torture, pacifistes inutiles et militaires qui paradent comme de jeunes cons, arbres qu’on coupe et mainmise sur les réserves d’eau, etc. « Ce n’est pas important pour nous d’aller en prison ou pas. La prison, c’est ici » : des vies impossibles, en somme, qui s’entassent jusqu’à étrangler notre Tintin reporter : « Ça fait beaucoup même pour un vautour comme moi », confesse Sacco.
On ne peut pas dire qu’il se donne le beau rôle. Il se dépeint comme un « enfant des banlieues aisées », avide de détails croustillants. C’est aussi un dessinateur inquiet de remplir ses planches : « Dans une BD il faut des bang bang et je prie pour que Ramallah m’en donne ». Et puis, surtout, à quoi bon ? En 92, on connaissait déjà tout d’une situation dont Sacco témoigne après bien d’autres. « Et à quoi ça sert de venir ici et d’écrire sur tout ça ? », l’interroge une femme qui vient de lui raconter la mort de ses deux enfants : « Dis-lui bien que je ne sais pas quoi dire », dit Sacco à l’interprète. Voilà la grande honnêteté de Palestine, et son aporie. On n’y confond jamais notre intérêt de lecteur avec celui des Palestiniens, lesquels ont eu le temps de mesurer l’écart entre les mots et les actes.
Palestine de Joe Sacco - Traduit de l’anglais par Professeur A., Rackham, 320 pages, 26 €
Textes & images Très grande prison
mars 2010 | Le Matricule des Anges n°111
| par
Gilles Magniont
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Très grande prison
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°111
, mars 2010.